Que
faisiez-vous pendant ce temps ?
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CHAPITRE XXI
Refus et sublimation du passé
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Et
le long des sentiers forestiers qui nous amènent ça et là vers des
destinations inconnues (des destinations parfois pastorales, mais le
plus souvent pathétiques), nous aimerions rencontrer une présence
vraiment humaine car nous nous y sentons souvent réellement trop seuls.
Les présences pourtant y abondent et l'homme, au milieu de sa solitude
champêtre, est parfois relié au reste du monde par des fils aussi
invraisemblables qu'inattendus. Cette petite histoire en est
l'illustration.
Le papet a 80 ans et pourtant il hante encore la région d'une manière
schizophrénique. Il est italien mais a l'accent espagnol. Il habite
plus bas à une vingtaine de kilomètres d'ici, au milieu des vignes et
des garrigues. Son inaction lui pèse, aussi invente-t-il des raisons
plus ou moins crédibles pour pouvoir encore visiter la petite région.
La dernière fois qu'il est venu, c'était pour nous proposer les pommes
qu'il cultive dit-il, dans un de ses vergers secrets, loin des regards
indiscrets. Il les vend par cageots entiers d’une vingtaine de kilos.
Toutefois, ce ne sont que de banales Goldens que nous trouverions dans
n'importe quel supermarché. Cette activité entretient les relations et
lui permet de faire sa petite virée. Il en profite pour nous expliquer
comment vivaient les gens, bien des années auparavant, ce dont nous
sommes toujours curieux. Mais la source n'est pas toujours très fiable
et aux questions précises que nous lui posons, il ne répond pas
toujours d'une manière très sûre. Malgré tout, c'est un aïeul très
respectable. Qu'a-t-il fait de sa vie ? Nous ne le saurons jamais
réellement. Toujours est-il qu'il a du être un peu chercheur, genre
concours Lépine, car les séquelles qu’il lui restent sont sérieuses ou
bien, il est peut-être allé vers cette voiede garage, une fois l'âge de
la
retraite arrivée afin de ne pas mourir d'ennui...
En cet après-midi d’automne silencieux, mâturant mes émois, je l'ai vu
arriver dans le chemin et tout de suite, je découvris où il voulait en
venir. Imaginez la scène: dans le petit chemin de terre qui mène vers
nos maisons isolées, arrive une 2CV particulière avec, bien en vue sur
la galerie, une hélice d'au moins deux mètres de diamètre. Vous avez
compris ! Dès le premier coup d'½il, je sus ce qu'il voulait me dire et
en le regardant, derrière le carreau, passer devant la porte et aller
faire un demi-tour un peu plus bas sur le terre-plein des voisins, je
ne fus pas surpris de découvrir, cachée sous le réservoir d'essence et
fixée au châssis, une deuxième hélice plus petite. Une fois la man½uvre
accomplie, il revient vers la maison, s'arrête et klaxonne.
En général, quand je suis seul, j'évite quelquefois certaines
rencontres trop serviles mais là, j'allais voir tout de suite ce qui
pouvait bien amener ce brave homme. Il me dit que le but de sa visite
était de savoir si je ne voulais pas acheter des chèvres, que lui en
avait à proposer, des pas chères et bonnes laitières, des chèvres qui
me feraient bien dix ans. Il me dit qu'il venait de les proposer à un
de mes voisins, mais que celui-ci avait refusé sa proposition.
Régulièrement sollicité pour ce genre de proposition et en ayant déjà
recueilli un très grand nombre de tous les coins du canton et même de
contrées bien plus lointaines, je refusais poliment tout en répondant
que j'avais un troupeau suffisamment important pour ne pas avoir à
penser à acquérir d'autres animaux de ce type.
Devant mon refus poli,
il allait repartir, car il n'était pas descendu de son véhicule, mais
je ne pus m'empêcher de lui demander la fonction d'une hélice sur sa
galerie et d'une autre sous le châssis de sa voiture. Là, tout à coup
rassuré par mon attitude, il descend de sa voiture et me chuchote à
l'oreille: "Ne dites rien, je fais des expériences. J'essaie de faire
voler ma 2CV".
Je n'en attendais pas moins et, malgré les prémices d'un fou rire
difficilement contenu, je lui posais deux ou trois questions sur l'art
et la manière de faire voler une « deux-pattes ». Devant mon intérêt,
il m'expliqua la fonction de chaque dispositif qu'il avait mis sur la
carrosserie et sur le
châssis, des dispositifs qui, me dit-il : « ne fonctionnaient pas
encore dans leur ensemble et de manière entièrement coordonnée, mais
que ça ne saurait tarder. Premièrement, car il y croyait dur comme fer
mais aussi parce que, même s'il était très nouveau dans le paysage
aéronautique, son système était fiable car il en avait auparavant
étudié toutes les faiblesses ».
Je ne voulus pas le détourner de son
idée en lui parlant de je ne sais quels hélicoptères à la technologie
démodée, mais comme j'étais penché, je feignis de m'intéresser à
l'hélice du dessous, afin d'éclater de rire à son insu. Il dû s'en
douter mais continua tout de même à m'expliquer la fonction des divers
systèmes qui optimisaient le rendement de l'hélice. Entre deux
descriptions, il me dit que les flics l'avaient arrêté un jour sur une
nationale et qu'ils lui avaient demandé, (preuve que les keufs peuvent
avoir de l'humour), s'il ne représentait pas un danger en risquant de
s'envoler au beau milieu d'une route aussi fréquentée. Leur simple
critique de fond concernait la longueur des pâles qui, au dire du code
de la route ne devait pas dépasser l'empattement de la voiture.
En ce
temps-là, on n'enlevait pas encore de points à la moindre anicroche et
il n'eut même pas un PV pour excès de vitesse ou tentative de
dépassement par le dessus. Il me dit que sa famille s'était habituée à
ses recherches, et que son fils lui facilitait la tâche en lui laissant
occuper un garage, garage dont il se servait d'atelier secret. Il me
dit aussi que parallèlement, sa belle-fille le poussait à tenter de
nombreux décollages (?!).
A la fin du discours, mort de rire, je lui proposais un tarmac dont
j'avais le secret. Ce terrain situé à deux pas de là, pas très loin de
la maison, était composé d'un pré plat qui débouchait sur un à-pic de
plus de vingt mètres et qui proposait des perspectives d'amusement
infini. Nous y allâmes tout deux et je vis alors de mes propres yeux
abusés que cet homme âgé de 80 ans, ayant pris un élan fabuleux, se
souleva de terre avec sa 2CV et s'envola vers une destination
indéterminée mais aérienne.
De retour à la maison, je laissais éclater mon fou rire. Jamais dans ma
vie, je n'ai ri de cette manière (ou que très peu de fois). Je fis
alors en courrant, tel Castaneda dans la maison de Don Juan, au moins
dix fois le tour de la grande pièce qui nous sert de salon,
complètement plié en deux et sautant dans tous les coins afin d'enrayer
la folie qui me guettait. Epuisé je m'arrêtais au bout d'une bonne
demi-heure. A demi-mort de rire.
Depuis ce jour mémorable, nous rencontrons régulièrement ce brave
homme, un homme
qui doit avoir maintenant au moins 95 ans et qui continue malgré tout,
à hanter encore régulièrement les routes du Minervois. Ces routes qui
sont, pour qui connaît le pays, très accidentées et sur lesquelles les
endroits d'où l'on peut prendre son élan pour décoller sont nombreux et
variés. Surtout si l'on possède une 2 CV à hélices... et un peu de Kif
ou d’Hop à sa disposition !
Cette histoire nous amène tout droit à parler de voiture, car les
marginaux ont la passion des vieilles caisses et, même si la fonction
de ce nouvel objet de culte reste à déterminer exactement (parfois
même, il restera indéterminé), il n'en demeure pas moins intéressant.
Il faut dire que l'état dans lequel le marginal en ayant la nécessité,
achète son véhicule, est toujours un état de délabrement avancé et que
toutes ses tentatives pour essayer de le remettre en état sont hélas,
le plus souvent vouées à l'échec.
Nous avons eu maintes fois l'occasion (c'est le mot juste) de le
constater, poussés que nous étions par notre désir invétéré de mettre
nos notions de mécanique et de tôlerie à l'épreuve de toutes formes
d'entêtements et surtout à l'abri du sort que nous jetaient sans arrêt
les mauvaises langues locales.
Parfois même, contre vents et marées,
les heureux possesseurs de plusieurs voitures de la même marque,
formaient un club. Ainsi, nous faisions parti du club des Ami 8 et Ami
6 (c'était pour la poétique du nom), tout comme d'autres faisaient
parti du club des 403 (là,
c'était vraiment pour la valeur esthétique de la caisse). Ah ! Mes amis
quel fun !
De plus, la communauté peut avoir ses spécialistes dans une marque
donnée et les tuyaux refilés sont le plus souvent, assez efficaces. On
a vu par exemple, réduire la consommation d'un véhicule avec simplement
un fil de cuivre de quelques microns de diamètre et d'un demi
centimètre de long, mais bien placé.
La recherche d'un véhicule par un marginal, commence en général par un
petit tour d'horizon, dans une des "casses" de la région puis, de
bouche à oreille, son désir se transmet et il ne tardera pas à
découvrir, dans le fin fond de la cambrousse, caché derrière une
montagne de vieilles charrettes de tous poils ou derrière un tas de
ferraille monumental, l'objet de ses recherches dont veut bien se
débarrasser gratuitement un paysan sympa ou un casseur de la région.
Comme nous l'avons déjà vu plus haut, un marginal ne connaît pas
l'échec et dans ce cas-là, moins que dans tout autre. Il va faire le
tour de l'épave et l'inventaire des améliorations à lui apporter. Au
bout d'une demi heure et au terme d'un long cogito, il aura vu un
véhicule flambant neuf. Il ne lui reste plus qu'à réparer l'épave,
réparation que l'ancien propriétaire remettait toujours au lendemain
mais qu'il lui sera facile d'effectuer, vu ses connaissances pratiques
et son éternel optimisme.
On s'aperçoit tout d'abord, que les freins
sont rouillés. Qu'importe ! On trouvera le moyen de tracter le véhicule
jusqu'à la maison communautaire qui, de cette façon, va peut-être
s'enrichir d'un nouvel objet d'art de plus autour de son site,
entretenant par là, la désolation des voisins, mystiques de l'ordre et
de « Monsieur Pampers ».
Une fois échangée la carte grise, la prise en charge commence.
Aimablement dans ce cas là, l'ancien propriétaire aura proposé de
prêter sa cave à vin pour des réparations éventuelles...
Faisons donc l'inventaire de notre nouvelle conquête. Elle n'a pas de
moteur. Ce n'est pas grave, on en possède un à la maison qui doit être
en état de marche. En effet, nous l'avons récupéré il y a trois ans
déjà sur une voiture de la même marque, en prévision d'une éventuelle
occasion de ce type. Nous avons aussi récupéré deux pneus neige et
diverses autres pièces de rechange, toujours dans le même et inavouable
but. Donc, on a un moteur. Mais les cardans de la voiture ne sont pas
de la même année et ne s'adaptent pas à cette boite de vitesse.
Qu'importe, nous ferons l'échange entre les flasques de roues que nous
possédons sur l'autre véhicule et qui eux, s'adaptent aux roulements de
la nouvelle. Le seul embêtement étant dans ce cas là, d'enlever sans
les détruire, les dits roulements (coniques). Car un roulement ça coûte
déjà cher et si on commence à acheter des pièces de rechange de ce
type, on viendra vite à bout d'un budget qui ne doit pas dépasser les
500F (70 euros).
Un autre petit tour d'horizon dans la voiture nous
montre que c'est une 12 Volts ! Ah bon ! Et nous avons toutes les
pièces de rechange en 6 Volts ! Peu importe, nous changerons tous les
fusibles et court-circuiterons certains circuits (ils sont faits pour
ça). Mis à part ces broutilles, il ne reste plus qu'à commencer le
travail. Il durera peu de temps dans l'exemple qui nous préoccupe, car
il faut le dire, là où le marginal passe, le scepticisme trépasse. Et
cette voiture, une fois retapée, va encore faire ses cinquante petits
mille kilomètres et finira sa vie près de Vérone atteinte d'une «
biellite » aiguë qui la laissera sur le carreau d'un garagiste italien,
après tout de même un périple de plus de 8000 Km sur toutes les routes
d'Europe du sud et notamment sur les chemins crétois de la vallée des
morts ainsi que sur les routes enneigées et dangereuses du Monténégro
et de la Bosnie, avant que ces lieux d'anciennes perditions ne
deviennent de sanglants cimetières.
Mais ne nous arrêtons pas près de
cette épopée hagarde. Parfois l'histoire dure moins longtemps et est
beaucoup moins glorieuse. Car...
...L'a priori marginal veut que tout ce qui est neuf soit par nature
pourri (« pourrave » en bon français),
et vient d'un monde qu'il ne veut plus connaître. Aussi, est-ce une
exception que de trouver un véhicule neuf dans une communauté, car en
général il vieilli vite et mal, étant donné ses futures fonctions et
étant de plus, à priori mal vu. C'est ainsi que de rutilants véhicules
ont fini très vite leur carrière dans une casse pour cause
d'inesthétisme marginal. Finalement, il faut le dire, on ne fait
vraiment partie de la famille que quand on possède un véhicule en
mauvais état de fonctionnement, et le vrai plaisir du marginal en quête
d'aventures, c’est de pouvoir pousser tous les matins sa voiture de
telle manière que si elle ne démarre pas, il tient alors là une des
meilleures raisons pour ne pas aller travailler, si par malheur il
travaille, ou du moins d'aller se « repieuter » si par bonheur il ne
travaille pas, car le communautaire a des raisons que la raison ne
connaît pas.
Là dessus, si c'est la panne, on aura toujours quelque
chose d'intéressant à faire qui occupera le reste de la journée, s'il
ne fait pas trop froid évidemment.
Après de savants calculs (), les évaluations (les éjaculations) les
plus précises démontrent que le marginal va changer de voiture aussi
souvent que les toubibs, c'est à dire tous les ans, mis à part que,
quand il la change, la sienne n'est pas neuve et, afin de mieux narguer
les garagistes et les toubibs, et bien que ne devant pas encore passer
au contrôle technique, son souci constant sera de prouver que ce qu'il
fait est solide et sécurisé.
Toutefois, nous avons eu ici un cas où la réussite a été à la hauteur
des espérances; mais combien de fois l'aurons-nous vu paniquer sur une
boite de vitesse fichue, des suspensions en mauvais état, des circuits
de freins à refaire, un allumage défectueux ou un joint de culasse à
changer, quand ce n'était pas la pompe à eau, l'alternateur ou le
démarreur. Car des dizaines de véhicules qui se sont succédés dans son
parc automobile (automaboule), la communauté a eu parfois de sérieux
déboires avec certains d'entre eux, beaucoup ayant achevé leur
carrière, dans des fonctions qui au départ ne leurs étaient pas
destinées.
Pour mémoire nous citerons entre autre comme fonction hors cadre:
poulailler, remorque en utilisant le châssis, serre pour la levée des
semences, habitat troglodyte, réserve de fourrage (camions HS),
entrepôts d'objets divers (nous avons même retrouvé une fois, 2 kilos
de shit collé sous les ailes), cave à vin, caisse de résonance, chenil
ou chatterie, etc. Avec les pneus nous ferons avant que cela ne
devienne un peu partout ailleurs à la mode, des semelles de chaussures
très "class", avec les jantes, des enrouleurs de tuyaux d'arrosage,
avec le moteur nous mettrons au point un système de récupération des
gaz d'échappement pour le chauffage et la circulation de l'air (système
Totem: 90% de rendement), avec la dynamo ou l'alternateur, nous
imaginerons la transformation de la force éolienne en électricité qui
sera stockée dans la batterie, les fils électriques auront toutes
sortes d'usages; la carrosserie n'en parlons pas ! Les sièges comme on
l'a vu deviendront un confortable salon près de la cheminée qui fume;
les pare-brises pourront servir de fenêtres dans la future maison
solaire imaginée à base de matériaux de récupération; les chambres à
air feront des bouées pour les enfants (si elles ne sont pas crevées
car on n'est pas inconscients à ce point tout de même !); avec les
barres de torsion nous tenons là les aciers spéciaux qu'il nous fallait
pour finir un autre projet ambitieux, et les rétroviseurs trouveront de
toute manière un usage collectif. Que reste-t-il après le sublime
passage de la troupe sur cette vieille carcasse de 3CV ou de 4L ? Et
bien, pas grand chose en vérité, à part deux ou trois tôles froissées
qui traînent ça et là et qui finiront bien par trouver quelque utilité
dans un délire futur.
Comme on s'en aperçoit ici, la mécanique peut devenir une des passions
les plus terribles du marginal écolo. Malheureusement ça peut faire
aussi un peu désordre devant chez lui. Toutefois, cela lui permet de
satisfaire sa vocation
première (primale): je veux parler de la bougeotte. En effet, il n'y a
pas plus intrépide et impatient qu'un apprenti écolo et son désir
acharné à vouloir réparer une épave n'a d'égale que sa volonté de
hanter toutes les routes de la région et même d'autres, encore plus
lointaines, avec son véhicule retapé.
On a pu vérifier qu'une fois réparé, l'objet de tous ses travers, est
vraiment utilisé et que certains approchent même, le kilométrage d'un
taxiteur ou d'un routier professionnel, ceci souvent dans une région
déterminée. Ce qui veut dire que pour rouler, ça roule (en dehors des
routes on passait notre vie à rouler des pétards) et la seule limite
encore une fois, malgré toutes les inventions imaginées pour réduire la
consommation, sera le prix du litre d'essence - mais rassurez vous, au
plus profond de sa crise consumériste, l'équipe arrivera à détourner un
camion citerne de la « Tochel », pour l'enterrer au fond de son jardin,
faisant au passage du marché noir.
Nous rentrons ainsi dans les délires
motorisés des marginaux. Certains ont fait la traversée du désert avec
une 2Cv spécialement aménagée à cet effet, d'autres, la route jusqu'à
Kaboul (avant que ce lieu ne devienne un nouveau charnier américain),
etc. Ce qui représente des petits tours de force assez exceptionnels,
car la maintenance n'était quand même pas du type Paris-Dakar ou
Terre-Lune... Et pour le prouver, nous avons pris des photos réelles.
Comme vous le voyez les moyens de locomotion nous mènent tout droit
encore au voyage (au « Trip »), ainsi qu'aux différentes manières de le
concevoir.
Ces voyages commencent aux confins du désert, lorsque les cormorans
attisaient notre hâte, d’un univers moqueur. Gardant notre secret pour
envahir l’espace de bouquets saugrenus, le long de ces plaisirs
barricadés de charmes, nous avons visités un à un vos souvenirs
obscurs. Suivi la route des étourneaux pour voler à Salzbourg, puis un
vol de corneilles pour visiter Vérone. Nous faisant naître des ailes de
papillons pour traverser Grenade.
Je t’écris de partout, là où je suis passé mon regard m’a suivi,
aménageant les sources, regrettant mes sabots, sauvant les apparences
lorsque devant la porte aux arcs outrepassés on s’obligeait, courbant
le dos, à passer le gué sous les coupoles obscures où brillaient les
sept cieux des anciens muezzins; Quand leurs chants inspirés,
banalisaient l’espoir. Près de ces portes cadenassées de foi, nous nous
sommes aimés longuement tout en faisant l’aumône, tout en vivant la
dèche au sein de nulle part, sur des trottoirs salis de décombres
inertes.
Un peu avant ces hymnes, face au soleil levant, nous nous
étions aimés dans des chambres de bonnes, au c½ur des capitales. Nous
avions déjà en songe, voyagé ensemble bien au delà des espaces
confinés, loin des trains de banlieue qui inondent le monde de
vulgaires trajets.
J’écris tout simplement pour mes anciens copains (et mes anciennes
copines), vagabonds de passage, mais en même temps, je vais t’aider à
passer tout doucement au pays des malices. Du fond de ma prison, cercle
d'or de l'ennui, je t'écris un peu de mon amour et un peu de ma peine.
Dans nos obscurs voyages, nous avons vu le Nil quand Ramsès habitait
encore au centre du soleil. Nous avons vu l’Iran et le long de ses
rives nous avons survécu en mangeant de maigres coquillages, attendant
les copains qui fuyaient sous le joug de leur passé frivole. Puis, en
revenant vers vous, nous nous sommes postés sur les toits de Chiraz et
de Persépolis, pour voir faiblir le jour d'un obscur millénaire.
Nous avons souffert les mille froids de l’enfer, quand au milieu des
kurdes, nous sommes allés voir avec eux, si après les secousses, la vie
tenait toujours ses promesses caduques. Nous servant de leurs chaînes
pour pouvoir nous hisser, là où tout un monde aux humeurs vagabondes,
souffre d’un excès de candeur. A adorer leurs morts, quand nous vivions
ensemble au milieu de leurs larmes. Quand le froid nous traquait sous
nos tentes givrées ; Lorsque les trains s’arrêtent, faute d’anticiper
la bonne météo. Quand les passagers clandestins que
nous sommes de ces cultures éloignées, se demandent où ils sont et ce
qu’il y a vraiment à comprendre de toutes ces horreurs qui habillent la
terre, le long des failles tremblantes d'un monde toujours en érection.
Au delà des balades, nous avons vu l’exil de ces peuples barbares qui
maniaient le regard pour faire peur aux vaches. Sentis leurs
oppresseurs, le long de caniveaux qui exsudaient l’histoire de
coupe-gorge remplis de sang humain, remplis des humeurs de l’extase et
des douleurs du sexe.
Nous avons rempli nos besaces de feuilles d’oliviers, bourrés nos sacs
à dos de fleurs d’oranger pour oublier ces lieux où l’Histoire résonne
de destins facétieux, des destins amusants faits pour narguer le monde,
du haut de leur mépris.
Sur cette route étrange, nous nous sommes battus avec les malappris qui
endiguaient nos flux, de forçats courageux mais armés de gourdins.
Brutalisant les morts à tous les carrefours de leur haine tenace.
Sacrifiant leur passé au nom d’un avenir fait de rejets sanglants.
Nous avons visité les îles sacrifiées (scarifiées) par vos vaines
recherches, d’un univers vacant. Le long de vos espaces tribaux qui
puent l’ambre solaire, nous avons vu la mort ronger le soupirail de vos
caves immondes, ces caves envoûtées faites uniquement, pour des
plaisirs de table et de vaines rencontres.
Nous sommes allés là où le monde rêve, dans des tas de greniers aux
malles poussiéreuses, vérifier si le temps était toujours le même,
lorsque les parchemins entretenaient les trêves, lorsque les maladies
qui affectaient les corps avaient un autre sens, pullulant d’allégresse
de voir s’enfuir le lieu de leurs longues détresses. Heures sombres des
peuples, décrépitude rare d’épaves scintillantes au firmament des rois,
nous avons vu en toi, maigre ballot de perles, le centre des
souffrances.
Nous avons pris le large de souvenirs absents, pour peupler les
instants d’éternité fugace au creux de mille vagues.
Assemblage d’instants. Mémoire des tétons. Instruments de la gloire,
lorsque de nos corps en feu jaillissaient comme des chants d’amour, ces
lointaines sources d’évasion, ces mélopées du bonheur, dansées sur la
tombe d’un père, mort d’avoir eu envie de se morfondre ailleurs. Chants
innés de la terre, sarabandes aiguës d’instants inoubliables.
Expressions de nos corps, tous tordus de douleur. Corps des délits
matraqués par une houle incessante de revendications insatiables. Corps
de nos barricades.
Anciens clones des hommes, quand nous étions soudés, loin des masses
malades, oubliant vos remparts le long de cathédrales où nous avons
prié à la lueur des sexes. Nous enlaçant assis, nous tenant par la
main, au son désespérant des roulements de train. Nous déplaçant sans
cesse vers de nouveaux mirages, vers de nouvelles villes, vers de
nouveaux destins, vers de nouveaux entrains, de nouvelles rencontres.
Cohabitant sans but avec de vieux copains accompagnant l’histoire (les
craintes) de nos c½urs enlacés au pied des barricades, quand nous
vivions encore ensemble au sein des bataillons d’esclaves.
Indifférents
abîmes de nos c½urs silencieux, quand nous étions assis accrochés aux
comptoirs, attendant le signal qui déclenchait en nous des pulsations
terribles. Ventres de nos venins, chargés de solitudes.
Visitant les musées, ces sentiments d’ailleurs, crèches de nos
miracles, enfants de nos péchés. Théâtre des douleurs. Ah ! Jacques tu
nous as bien eu ! Observant ces destins de purs hasards, peuplant
l’espace de corbeaux incompris. Perçant la devanture de sourires
étranges, de cubes inanimés, de destins estropiés. Essayant à tout prix
de coller à l’image de ces naines atroces, dévisageant l’espoir de ces
corps maladifs, extrayant la lueur de clairs obscurs énigmatiques,
lisant l’au-delà derrière ces vitrines (ces vitraux), ces horizons
partiels de la réalité. Nous rentrions dans les toiles, afin que nulle
part, ne nous soit étranger, que nul sentiment ne nous ait échappé.
Etres itinérants peuplant l’exactitude des métros parisiens, vous êtes
vous aussi, bien trop loin de ces déserts bleu pâle, bien trop loin des
moments suspendus
au cadre de nos actes, ces moments de bonheur ensemencés d’épaves,
bouclés par des galères aux eaux d’aigue-marine ; vous êtes bien trop
loin des reflets scintillants immobilisés sur l’écume de jours que vous
avez enfin emprisonnés sur des toiles cirées. Vous êtes aussi très loin
des rêves engrangés ça et là, aux détours des chemins, aux croisements
des sens, lorsque les chars à voile se berçaient d’illusion, lorsque
les autobus nous menaient nulle part ailleurs, qu’un peu plus loin, sur
des routes sauvages, entrecroisées de doutes, entre des riverains
hâtifs et nos crânes féconds. Ajoutant de l’encens à toutes les
rencontres, nous puisions dans nos pas l’espérance des lieux.
Le rêve continue à travers les pays de cocagne, bien au delà des
espérances de vie programmées, loin des couloirs douteux, anesthésiant
la liberté et les oppresseurs de manière indistincte. Loin des bruits
colorés des épaves fossiles, loin de ces golfes clairs, obscurcis de
palais voués à satisfaire l’orgueil des matricules. Représentant le
sort de vies paupérisées, paralysées par les longs tentacules du peuple
des infâmes.
Luttes ouvertes de pions sur l’échiquier des pauvres, servant la
corruption des rancunes anciennes, pour posséder le tout et le
dilapider, dans de vieux casinos rancis de chloroforme, pleins
d’uniformes teints à la suif des réformes. Joueurs invétérés de nos
billes perdues. Croupiers indigents de rencontres anales, entremettant
les m½urs aux recoins de la table, salissant à jamais les golfes
incendiés par la lueur des lampes. Clignotements ignobles d’un luxe
dépassé, lorsque le chant du cygne était déjà en train de vous
accompagner.
Déserts occidentaux de formules idoines, faites pour dévaliser sur le
champ, les amants enlacés aux cordes de la bourse, pendus à des
ficelles plus grosses que le monde, se cachant des impies qui
parcourent la terre à la recherche d’un Occident Désabusé. Lisière de
la guerre, tempêtes d’eau de vie, je vomis par mes pores et tous mes
orifices, les plaisirs surannés de ces vieilles bigotes, qu’une foi
dépassée a travesti en nonnes des temps modernes. Je vomis cet enfer
pavé de putes mondaines, prêtes à sacrifier les élans les plus purs de
leurs c½urs amoureux, à cette mascarade peuplée d’incertitudes (de
solitudes).
Habitus de nabots, Nécropoles de nains, conditionnant l’espace à coup
de bulldozers, pour livrer la nature à des tas d’inepties, faites pour
nous loger le temps des hébétudes, quand nos rêves empoisonnés
deviennent du béton. Quand nos pensées confuses imaginent le port dans
des baies assoupies au creux de vieux remords.
Lorsqu’on croit arriver au belvédère unique et que la mer immense nous
offre le décor d’un ultime univers : l’horizon de nos larmes.
Avons-nous tant pleuré pour remplir cette mare, faire que notre mer se
peuple de poissons, pour oublier nos actes aux tréfonds du mirage de
cet enchantement bleuté ?
Source des amertumes ; Lieu sacré des idées ; Gouffre abyssal ;
Témoignage latent de notre incomplétude, de cette inaptitude à déplacer
les mers d’indifférences, à dépasser nos m½urs intermittentes, occupés
tout simplement à obstruer nos panoramas d’épaves, accomplissant par là
les rites d’un autre âge.
Cités lacustres perdues dans le va-et-vient de touristes accrochés à
des paysages devenus maintenant désertiques de sens.
C½urs appauvris d’épaves. Charmants petits villages échoués ici-bas,
lorsque la lune brillait encore sur ce désert moiré.
Ce chapelet de
perles que l’on croyait pendu au collier de la mer, reléguant à jamais
la forme primitive, à des artères grises, à des coups de klaxon, n’est
que putréfaction.
Ces lieux de joie, baignés de prolétaires, submergés par la foi
d’évasion de misère, convaincus d’être là à cause de leurs luttes, au
milieu de leur culte, découvert au hasard de combats massifiés, ne sont
que des bavures.
Oracle des vainqueurs : les hommes ont adapté les paysages en les
détournant de leur rôle. Pourtant, nous étions là quand vous
barricadiez l’espace, quand vous l’emprisonniez, quand vous
l'empoisonniez.
Extrayez votre histoire, repartez au passé, voyez ces ports de pêches
que vous avez souillés de votre raison d’être, de cette volonté
farouche d’envahir le temps qui résiste à toutes les marées, lorsque le
front de mer ressemblait à des dunes.
Quelques perles de rêve, colliers de fleurs coupées, paquebots de
l’ennui, cartes de jeux étranges, passerelles sans nom où le sperme
moisit au lieu de se répandre. Je vous hais au fond de vos salons de
marbre, envisageant demain comme un lieu de hasard, je vous hais autant
que depuis toujours, vous haïssez vous-même la race des perdants.
Embarrassant l’histoire de vos frivolités (de vos trivialités), ces
murs d’enceinte couronnés de succès, ces arguments massifs à la fois
clairsemés.
Multitudes de pingouins binaires, incapables de voler plus haut que
l'horizon borné de vos balcons en fer forgé ; Secte de corbeaux noirs,
accrochés à vos rampes torsadées pour ne pas dépasser un espace acheté
à prix d’or ; Riverains de la mort, coincés dans un désert de voitures
banalisées ; Assassins de mirages, isolés des mécréants qui peuplent
vos mémoires (vos méninges); Miradors de l’ennui, glacés aux berges de
nos rives, pour ne pas vous confondre au milieu de la nuit dans un
lointain exode au sein des craquelures; Corridors de la vie, face à
vous, nous avons eu l’insouciance d’aimer.
Loin de vos anecdotes, nous
avons fait les fous au fond des terrains vagues, nous berçant de
hasard.
Puis plus tard, loin des chemins fictifs, nous balisâmes encore
quelques tranchées pour permettre à nos sens de reconnaître l'heure à
laquelle on doit s'émanciper de toute frondaison. Notre désespoir était
trop profond, nous étions trop vagabonds.