Afin
de mourir en paix avec eux-mêmes, les hommes doivent en finir
logiquement avec leur propre
passé. Cependant, pour maintes raisons qui
semblent apparemment futiles, cette action radicale leur reste le plus
souvent très difficile à accomplir car ils se heurtent en général à des
difficultés
de fin de parcours. Toutefois, si les hommes ne se
résolvent jamais réellement à effacer définitivement leurs propres
traces, du moins essaient-ils, par des moyens détournés ou quelques
artifices, de taire ou de faire oublier cette forme d’état révolu qui
les hante au jour le jour, cet état dépassé dont la plupart du temps
ils ne retirent plus aucune
fierté.
A leur décharge, il faut dire que les dispositifs chroniques
d’intégration sociale ainsi que la notion de
matérialisme historique,
développent mécaniquement chez les gens une gêne secrète autour de
leurs conditions de vie antérieure. Cette vive propension les pousse
dès lors à rejeter, tout ce qui pourrait trop les éloigner du modèle
socioculturel dans lequel ils baignent quotidiennement, un modèle dont
on leur a
forgé ailleurs les contours et dont ils ont eux-mêmes et au
fil des jours parfois
simplifié à l’extrême les finalités. Cette vive
propension les pousse aussi à dissimuler le plus rapidement possible,
tout ce qui potentiellement ou réellement serait à même de révéler les
différents
archaïsmes de leurs anciens modes de vie.
Transposée dans un contexte rural, là où le hasard des rencontres se
heurte à l'immobilité des survivants, cette donnée sociologique n’en
prend que plus de poids. Dans ces décors isolés, les nouveaux venus qui
pour des raisons adaptatives précises, dévoilent un jour et par des
actes maladroits, le passé des individus du crû deviennent alors très
vite, pour l’ensemble des populations riveraines, des sortes «
d’empêcheurs de mourir localement en rond ». Ce faisant, en contestant
pour des raisons idéologiques variées, les anciennes valeurs morales
d'un groupe social historiquement hiérarchisé, ils libèrent aussitôt et
de manière totalement inattendue, les ultimes forces des derniers
autochtones, pour rejeter au loin, les quelques intrus qui osent ainsi
venir troubler leur solitude et leur désir de paix. Et, dans cette
absence d'horizon culturel, dans ce no man's land entre la vie et la
mort, dans ce désert des inquiétudes, une des seules armes qu'ait su
réellement mettre au point cette frange de population contre une
population nouvellement venue, est le dénigrement systématique de ses
actes.
L’entreprise d’exhumation et de revalorisation des anciennes valeurs
rurales : habitat, modèle de culture, milieu familial, fêtes votives,
économie rurale, etc., à des fins éco-dynamiques par exemple, se heurte
donc le plus souvent à une vive réaction de la part des locaux. Une
réaction en chaîne qui peut aller d’un simple renfrognement passager, à
une forme de chasse organisée; certains essayant même parfois, de faire
partager ces horizons dépassés aux quelques ouailles qui pour des
raisons improvisées, seraient tardivement restées fidèles à ces anciens
modes de vie.
Pourtant, au fur et à mesure qu’un ou que plusieurs individus
parachutés se mettent ici ou là, à défendre et à revaloriser un bout de
territoire appartenant de manière présupposé à d’autres individus, ils
provoquent en retour un grand stress auprès des personnes concernées,
un stress toutefois relativement salutaire qui les pousse à s’exprimer
enfin, sur leur propre passé. Suite à ce contact imprévu, les serrures
des coffres-forts de la mémoire individuelle ou collective se mettent
alors petit à petit à sauter une à une, libérant cette dernière de
l’état d’inhibition prolongée dans laquelle elle était maintenue par
les carcans sociaux. A partir de là, par un phénomène que l’on
appellera dès lors « confessionnel », l’individu parachuté arrivera
après quelques longues années de patience à connaître parfois plus de
l’histoire intrinsèque de chacun de ses voisins, qu’un de leur
familier. Car si l’homme se méfie le plus souvent comme de la peste de
ce qui lui est arrivé antérieurement il ne peut, s’il veut
continuer encore un peu à vivre en accord avec lui-même, renier
totalement sa jeunesse, une jeunesse lointaine et inconsciente qui
forme presque à elle seule son univers poétique et qui reste à ce titre
une de ses meilleures défenses face aux événements confus de la vie de
tous les jours.
Cependant, au fur et à mesure que certaines personnes s’emparent afin
de les transcender, des valeurs de l’Histoire, elles en supportent
aussi logiquement les pesanteurs et les nombreux avatars. C’est ainsi
que, telles des huîtres perlière créant quelques merveilleuses
sécrétions autour d’un point de fixation étranger, les
nouveaux
chantres du ruralisme, devenus à leur tour localement des marginaux,
secrètent eux aussi autour de ce concept aujourd’hui vidé de son sens historique, une
forme de poésie tardive, une poésie temporellement décalée qui arrive à
les gêner et à les indisposer, par rapport à l’objet même de leurs
principales préoccupations contemporaines de survie. Dès lors, la pure
émeraude qui habite chacun d’eux, n’est plus en fait que l’expression,
à leur corps défendant, des nombreuses sécrétions émises par
l’intermédiaire de leurs propres armes culturelles.
Pour expliquer cette forme de merveilleux échec en solitaire, il faut
dire que face à la complexité du monde et au sein de leurs univers
conventionnels, peu importe finalement aux hommes ce qu’ils vivent ou
qui ils côtoient tout au long de leur vie. D’ailleurs, attachés à leur
labeur, ils ne prennent généralement pas, le temps de s’en soucier...
En effet, dans leur approche primitive des différents aspects de cette
même complexité, les gens vivent habituellement ici-bas, une intensité
d’existence qui les pousse le plus possible, à se désintéresser de tout
ce qui leur est réellement inconnu. La plupart du temps il faut le
dire, par simple peur des autres. Chacun défendant alors avec âpreté la
condition sociale dans laquelle il se trouve et ceci, afin de survivre
au mieux dans cet état, tout en se donnant le droit de critiquer
continuellement la vie des autres.
Mais quand, dans les limbes des souvenirs d’enfance et du chacun pour
soi, la fonction de chacun se réduit quotidiennement à attendre tout
bonnement demain, que reste-t-il alors aux hommes de plus intéressant à
vivre qu’à faire semblant de traîner continuellement derrière eux une
immense fatigue ?
Et, c’est cette forme d’indifférence envers les efforts continuels des
autres, qui crée les différences.
Jarry-Valarez Cousses Grenade le 24/12/87.