La
première manière d'essayer de survivre dans ce nouveau décor, se
traduisit de manière pratique par la mise en ½uvre de l'une des grandes
idées révolutionnaires des éco-marginaux, je veux parler ici, de la
récupération (scientifiquement: le recyclage). Récupération entre
autre, de tout ce qui pouvait ressembler à quelque chose de précieux:
vieux livres, ferraille, bois, fenêtres, vieux moteurs, vieilles
idéologies, etc.
A ces fins alimentaires basiques, nous nous levions le plus tôt
possible, pour être sûrs d'arriver les premiers sur les sites
stratégiques que nous avions repérés et les sites les plus stratégiques
pour une récupération efficace sont en général, les poubelles de nos
villes et de nos villages. Cette spectaculaire représentation des
sociétés modernes, ces tas de détritus et de rejets de toutes sortes
étaient bien là, pour nous prouver la surabondance des biens de
consommation. Il faut dire que quand on a visité l'Inde ou un
quelconque pays du "Sud" et que l'on a vu de ses propres yeux que le
moindre tesson de bouteille est récupéré d'une manière avide par les
gamins du coin, on a du mal à se faire au discours officiel sur la
difficulté du recyclage des matériaux par des filières adaptées.
Nous avions donc la chance pour pouvoir survivre, d'être entouré par
deux ou trois villes dont les rejets correspondaient à une fonction
fabuleuse et inédite dans l'histoire de l'humanité.
D'une manière plus précise, il y avait près de chez nous un site
spécialement intéressant qui s'étalait sur plus de huit cent mètres de
long et un autre tout aussi attrayant qui s'étageait sur plus de deux
cent mètres de dénivellation.
Le premier, situé près d'une belle
rivière, fournissait à la région et avec l'aide du vent, ceci sur plus
de cinquante kilomètres de distance, toute une panoplie de sacs
plastiques biodégradables ou non, aux couleurs chatoyantes. Ces
oripeaux modernes bordaient dès lors, en aval de leur source, routes et
cours d'eaux, d'une farandole de rubans et de guirlandes qui étaient
bien la preuve d'une fête de la consommation ininterrompue, une fiesta
dont la débauche aurait été visible à travers cette manifestation
(inconsciente). La télévision vint d'ailleurs un jour, filmer les ébats
de cette fête aux détritus, lors d'une émission mémorable où l'on
décernait aux gagnants « le prix » de l'action touristique la plus
évocatrice de l’année. Prix que cette petite région n'a plus jamais
gagné, car depuis lors, le site a été fermé au public. Vers quels
autres types de débauches, je me le demande encore ?
Le second site était moins pratique à inspecter et à remettre en
valeur, car entre le haut et le bas de la décharge il y avait plus de
deux cent mètres de dénivelé. Là, le jeu des passants consistait à
venir remplir une sorte de dépression géante (une sorte de
géosynclinal), avec toute une série d'objets hétéroclites. Ce faisant,
quand un objet assez lourd, donc monnayable au niveau du poids du métal
était jeté, il roulait boulait à une vitesse vertigineuse dans le champ
en contrebas champ, qu'un paysan obtus s'acharnait à cultiver, en vert
et contre tous. Il devenait dès lors quasi impossible d'aller le
récupérer. Cela nous remplissait d’une profonde tristesse car on
pensait à toutes les richesses enfouies ici-bas et maintenant devenues
inutiles. Il est vrai que nous avions toujours présent à l'esprit que
les américains avaient voulu racheter la future colline olympique de
Munich pour toutes les richesses qu'elle contenait. Au lendemain de la
seconde guerre mondiale, les allemands l'avaient en effet construite à
coup de bulldozers et de camions énormes avec tous les restes calcinés
de la ville bombardée; Vous savez ainsi maintenant qu'en empruntant, au
sommet de la colline, la belle avenue Luther King, vous marchez sur des
tonnes de richesses incroyables (vieilles dents en or, prothèses, etc.)
accumulées à la va-vite à l'extérieur de la ville par des gens pressés
d'oublier leur mémoire collective ou décidés à la raser définitivement.
Ainsi, pleurions-nous donc nous-mêmes, toutes les richesses accumulées
à cet endroit,
ces trente dernières années si glorieuses, et imaginions-nous toutes
les possibilités de remettre en valeur un patrimoine si évident.
Cependant, malgré tous nos efforts, il faut dire que nous ne sommes
jamais arrivé à véritablement concurrencer le commerce des gitans qui
eux, étaient rodés depuis longtemps à l'utilisation de ce genre
d’espace. Des espaces vraiment privilégiés que les citadins mettent le
plus souvent à la disposition de ces névrosés de la sédentarisation.
C'est ainsi que ces romanichels (gitanus vulgum) ne nous laissaient le
plus souvent que la portion la plus inutilisable celle, que leur propre
système de récupération laissait derrière eux.
Toutefois, continuellement bercés par le rêve de la découverte d'un
objet unique, nous envisagions de mettre à jour, comme dans un vieux
film d'Hitchcock, des vieilles boites remplies de pièces d'or et
d'argent ou plus prosaïquement, quelques cartes postales jaunies et
encore monnayables dans les marchés à la brocante de notre grande
région.
De plus, comme nous étions des esprits pratiques et rationnels, nous
stockions au fur et à mesure dans un désordre parfait tout ce que l'on
imaginait avoir une valeur.
A ce sujet, je puis vous assurer qu'il ne
faut pas très longtemps pour remplir entièrement une maison et ses
environs, de toute une série d'objets des plus incroyables qui soit:
vieux frigos pour les compresseurs, vieilles mobylettes avec l'espoir
de les réparer, vieux chauffe-eau pour le cuivre, vieux cartons et
vieux cartoons, cartes postales et livres anciens pour réapprendre à
lire et à écrire, vieux outils, vieux vélos pour les cadres, vieilles
bouteilles pour l'esprit du souffle, vieux tuyaux de plomb et de poêle
(comment ça va ?), lingots de plomb pour jouer au scaphandrier, etc. Si
nous avions pu récupérer la fumée pour faire des signaux, nous
l’aurions fait bien volontiers, car dans les étages inférieurs de
l'immeuble social, on nous surnommait les Indiens. Il faut dire ici que
la tête que faisait l'individu de passage dans ce coin de montagne
désert, lorsqu'il venait y prendre un bol d'air, était à la hauteur du
spectacle que devait donner cet amoncellement imprévu d'objets de
toutes sortes. La déprime pouvait le saisir tout à coup. Nous le
comprenons rétrospectivement, car de nombreuses années après cet
épisode, je retrouve encore au fond des caves et des greniers, tout un
tas de ce surplus français qui ne nous a en réalité, jamais rapporté un
seul penny.
Malgré ces avatars réguliers, voici la plus belle histoire de
récupération à laquelle nous ayons participé:
A force de récupérer des choses inutiles et encombrantes, nous avions
décidé que la meilleure façon de se faire un peu d'argent, était de ne
plus récupérer qu'une seule qualité de métal. La valeur au kilo de
chaque type de métal ayant un cours précis, nous avions porté notre
dévolu sur l'aluminium qui, comme chacun le sait, se place
immédiatement après le cuivre mais avant le maillechort dans l'échelle
électronique des valeurs boursières. A cette époque-là, tenez vous
bien, chez un bon ferrailleur, on pouvait espérer vendre ce métal, au
prix appréciable de 4F le kilo, le problème restant d'en trouver
suffisamment pour boucler les fins de mois (surtout en hiver).
Mais
chut ! Nous avions trouvé un filon inépuisable !
Pas très loin de chez nous, à environ 1,5 Km de la maison, il y avait
un centre d'essai du potentiel de résistance aux intempéries, ou de
leur pouvoir de distorsion, de certains matériels et matériaux,
utilisés par E.D.F., vu que c'est par ici que les pointes de vent les
plus fortes d'Europe ont été repérées. Chez nous, il n'est pas rare en
effet, comme en 1984, de se retrouver avec un toit en moins après une
tempête de force 12 sur l'échelle de Beaufort ou au milieu d'un carnage
forestier relatif à la chute des arbres sur plus de dix hectares autour
de la maison.
Notre fière E.D.F. n'avait d’ailleurs pas choisi cet emplacement au
hasard, car lors de la construction d'une de ses autoroutes
énergétiques et après seulement quinze jours de maintenance, tous les
pylônes à THT qu’elle venait
de poser, avaient plié sous la force du vent. Aussi, par saine
réaction, la compagnie avait-elle tenté d'opposer à la nature si
excessive de ces lieux, la présence de toute une diversité et de toute
une qualité de matériel électrique, manufacturé ou non, dont voici une
petite liste non exhaustive : pylônes géants de toutes sortes, poteaux
électriques en bois ou en métal, poteaux de bétons, etc. Outre leurs
élégants modèles de pylônes, nos braves sorciers de l'atome
installaient régulièrement sur le site, des câbles énormes de plus de
400 mètres de longueur, des câbles qui après quelques jours de
tempêtes, gisaient lamentablement au pied de leurs pylônes cassés. Il
faut dire qu'en récupérant simplement les morceaux de fils
tombés à terre et traînant çà et là, nous étions arrivé au bout d'un
certain temps à collecter plus de deux cent kilos d'aluminium. Des fils
d’aluminium que nous avions découpés en d'autres petits fils d'une
longueur précise et entassés dans des cartons et ceci, bien à l'abri de
tout regard indiscret, au fond de nos soutes sans fond... Mais la suite
du plan se voulait autrement plus lucrative.
Nous avions imaginé qu'en découpant à la scie à métaux un seul de ces
câbles de plus de 400 mètres de long et d'à peu près six centimètres de
diamètre, câbles qui traînaient lamentablement des mois entiers sur ce
site impossible à décrire, on arriverait, avec un seul de ces longs
serpents, au poids astronomique de cinq kilos par mètres linéaires.
Cinq kilos que multiplie 400 mètres, égale deux mille kilos, eux mêmes
multipliés par 4F, ça fait tout de même huit mille balles (1200 yuros).
A cette époque-là, ça nous laissait tous rêveurs car nous imaginions
qu’avec simplement trois câbles de ce type, on pourrait vivre largement
toute une année (pas de loyer, pas d'eau, pas d'électricité, pas de
charges, pas d'impôts). Le seul problème, à part celui de l'écoulement
des produits, étant de découper les fils à une longueur adéquate, pour
qu'ils ne se voient pas trop lors du transport ou autour de chez nous
pendant la durée de cet amusant labeur.
Le reste de l'histoire est inénarrable car, outre que cela représentait
un travail impossible à réaliser avec une scie à métaux
conventionnelle, au c½ur du câble, il y avait (Oh! Le traître !), un
tendeur fait en acier spécial impossible à découper avec notre pauvre
instrument. Malgré toute notre bonne volonté, nous revînmes marris de
cette longue expédition nocturne et encore plus déprimés et
désappointés qu'à l'habitude, mais avec tout de même l'espoir insensé
d'utiliser sur place une tronçonneuse électrique des plus modernes. Ce
projet fut lui aussi rapidement abandonné, car le voltage des lignes à
très haute tension est difficilement utilisable, sans la présence de
toute une série de transformateurs et de « distorseurs », haut de
gamme, des appareils spécialisés qui faisaient horriblement défaut sur
ce site, impossible à décrire, tellement les jours de vent et de
brouillard cet endroit ressemble à une vision hyper réaliste de la fin
du monde (électrique).
Comme vous le voyez, il était potentiellement dangereux de laisser
tranquille une telle bande de dés½uvrés, car les idées qui germaient
dans leurs têtes enfumées et dans leurs cerveaux fertiles étaient des
plus farfelues. Et vous allez le voir, nous imaginâmes des projets
encore plus dangereux pour la société, car les idéaux et les nécessités
primordiales poussent parfois le marginal à des solutions extrêmes...
En voici quelques-unes qui heureusement n'ont pas été mises en
application.
Nous avions entendu dire que les batteries de secours, en cas de panne
électrique du réseau ferroviaire, étaient bourrées de plomb, nous
pensions toutes les récupérer. Nous avions même imaginé, après chaque
déraillement que cela aurait provoqué, d’aller récupérer les
caténaires, ce qui au prix du cuivre nous aurait rapporté une petite
fortune.
Certains jours de déprime, nous envisagions d'aller récupérer le
grillage qui borde les autoroutes car il empêchait les vaches d'aller
et venir entre les deux rives de verdure de l'océan campagnard.
Cette action aurait eu la vertu, comme dans un vieux film de Fellini,
de
créer en même temps une diversion intéressante dans le monde des robots
autoroutiers. Il faut dire que tout en restant cohérent au niveau de
nos actions, notre objectif principal était de sortir de l'ennui qui
aurait pu à tout moment glisser dans nos êtres sa graine empoisonnée.
Toutefois, la récupération et le recyclage ne suffisaient pas à assurer
un train de vie si excessif et parallèlement, nos esprits ne
chômaient pas quant aux solutions à mettre en ½uvre afin de survivre
dans ce monde si rude. De fait, nous avions plusieurs cordes à notre
arc, un arc qui finalement ressemblait en tous points à une harpe.
Voici donc quelques exemples de petits boulots accomplis, tout au long
de ces années de semi-liberté :
- la cueillette des cerises. Là aussi, il y a la concurrence des gitans
et à 1F le kilo ramassé, on arrivait difficilement à se payer l'essence
pour faire l'aller retour entre la maison et le lieu de travail.
- l'écimage de tous les sapins de la région et l'ébranchage des houx
pour satisfaire la débauche des croyants tout au long de leurs fêtes de
damnés.
- La mise en place d'un chantier pour pouvoir vendre la terre (de
bruyère).
- La culture d'un hectare de cannabis pour pouvoir subvenir aux besoins
de toute la région.
- La revente de tous les buis de la région et des essences de bois
précieux soit à des sculpteurs soit à des paysagistes.
- Le ramassage des plantes médicinales et des baies, particulièrement
celle de genièvre (avec des gants de boxe pour ne pas se piquer les
doigts).
- le ramassage systématique de tous les escargots de la région. Depuis
il n'y en a plus un seul qui « escargotte » dans un rayon de 30 Km à la
ronde.
- le cueillette des plantes aromatiques pour les revendre sur les
marchés de la région, certains ayant même préconisé l'usage d'une moto
faucheuse pour augmenter le rendement.
- le ramassage de la lavande pour vendre des petits sacs aromatiques à
mettre dans les armoires secrètes pour que ça ne se mette pas à puer
l'habitude.
- la mise en place de gobelets à chaque résineux pour faire de
l'essence de térébenthine locale.
- la culture intensive de toutes sortes de légumes.
- le pillage rationnel des champignons.
- la cueillette des champignons psychotropes et des plantes
hallucinogènes.
- la vente de cailloux comme à Lourdes et l'embouteillage des eaux de
source.
- la remise en fonction de toutes les vieilles mines et des anciennes
carrières de la région.
- la culture du safran, mais là il faut trop de main d'½uvre.
- l'abattage de tous les arbres de la région pour le revendre en bois
de chauffe aux citadins imprévisibles.
Il faut savoir, que la plupart de ces activités ont tout de même réussi
à faire vivre au moins une ou plusieurs familles actuellement
installées dans un rayon de 20 à 30 Km autour de notre lieu de vie.
Ainsi, cette écolo-attitude qui pouvait paraître si désopilante au
début de notre ère s'est révélée plus que prometteuse pour l'économie
de la petite région.
Cependant, pour être vraiment exhaustif, il faut
aussi compter avec les travaux saisonniers de toutes sortes, des
travaux saisonniers qui nous permettaient en même temps de voyager:
- la cueillette des oranges, des concombres ou des olives en Crête ou
dans le sud de l'Espagne.
- la cueillette du coton en Floride.
- le ramassage des fraises, des framboises et des myrtilles dans la
Montagne Noire.
- la cueillette des pommes, des pêches, des tomates dans le secteur ou
un peu plus loin.
- le calibrage des fruits dans les sociétés de chasse du Médoc (les
pruneaux d'Agen).
- l'arrosage ou l’écrêtage du maïs à des fins symboliques.
Voici donc, quelques-uns des exemples de petits boulots effectués par
la frange des lutins réunis de ce coin de planète qui, de prime abord,
peut sembler désert et ennuyeux. Il y en eut d'autres, moins avouables,
tels que la brocante et autres commerces illicites dont il serait non
avenu ici d’en connaître l'objet ou d’en faire la délation. Toutefois,
on retiendra et on pensera entre autres petits boulots, à celui
de garde barrière (!?), un travail qui nous a fait constater une bonne
fois pour toutes, que nous appartenions bien avant tout à la race de
ceux qui regardent passer les vaches.
Cela vous donne aussi une idée plus précise du bouillonnement incessant
de nos petites têtes, surtout quand on pense que le plus souvent, les
nécessités financières passaient en arrière-plan de notre nécessité
vitale de créer des rencontres. On peut alors à partir de là, évaluer
le manque...
Malgré tout, les vendanges méritent un détour un peu plus approfondi
que la simple citation, en premier lieu pour la débauche d'efforts et
la cohabitation consentie, et ensuite, pour la débauche tout court de
nos corps si régulièrement en manque (d'alcool et de sexe).
C'est ainsi que nous avions trouvé la place rêvée chez le producteur de
vin le plus attentionné de la région, un producteur qui tous les ans,
en vue de s'enrichir un peu plus, nous faisait la même proposition : la
cueillette des raisins dans le Haut Minervois.
Toutefois il faut dire
qu’avant de commencer ce pénible travail, ce qui nous faisait le plus
de peine, c'était qu'il nous fallait abandonner pour près de trois
semaines, notre petite niche écologique. Nous investissions donc, pour
cette durée de temps limitée et à une dizaine de personnes, une maison
que nous prêtait aimablement le propriétaire. Il nous fournissait aussi
le vin !
Nous fîmes chaque année de ce lieu, et pour toute la durée des
vendanges, l'auberge espagnole la plus réputée de la région ceci, dans
un rayon de plus de cent kilomètres à la ronde.
Et dans cette auberge complètement dérégulée, nous passions notre temps
à parler du temps qui passe suivant, les jours d’automne lumineux,
l’appel de la nature.
Puis repartions de là, passer l’hiver ailleurs,
attendant le printemps…cette ancienne porte des espérances.