Un
jour d’espoir, comme nous l'avons vu et après avoir emprunté des
chemins désertés par le doute, nous arrivâmes pour
vérifier cette énorme masse
de sentiments diffus, au beau milieu d’un champ de cerisiers en fleurs. Ce
jour là, comme par enchantement, il neigeait des pétales et l’herbe
était encore toute souriante de rosée. Les hêtres faisaient du charme
en déliant leurs tendres sentiments. Quelques rares mélopées
traversaient le silence mais c’était plutôt un concert accidentel fait
de rencontres imprévues. Le simple cheminement de l’air créait des
écharpes de brise. Les torrents se taisaient, déjà taris par la fuite
des nuages. Le ciel nimbé de brumes s’accrochait à la terre. Sous la
futaie, au détour d’un regard, dans un miroir de jade, s’épanchaient de
jeunes saules en fleur.
Pour nous, après maintes étapes, au c½ur des belvédères citadins, dans
un dédale de vallons, au sein de nulle part, le bout du monde était
enfin en vue.
Nous vécûmes ici, sur ce col, sur ce sol, dans cet hymne, à l’intérieur
d’une ancienne pépite, êtres de nulle part cultivant le néant.
Idéalisant nos rapports à l’espace, nos rapports au passé, dans une
vieille maison délabrée et au milieu d’un champ de ruines qui
ressemblait à celui de la ville de Cologne après les bombardements d’un
autre âge. Sans eau courante à l’intérieur de la bâtisse, mais avec des
rêves de cascades exotiques. Sans électricité, sinon cette lueur
furtive d’anciens combats dénucléarisés. Au milieu d’un amas de lianes
et de végétation impénétrable, sauvegardant une étroite lisière entre
le monde et nous. Préservant nos rêves vagabonds et cette intemporalité
qui faisait déjà de nous de pauvres êtres égarés, voués à disparaître rapidement de ce monde.
Oui, nous avons vécus à l’heure des tornades, dans les pointes de vents
les plus fortes d’Europe, à l’heure des tourments assidus des gens
d’armes, sauvant nos idéaux au fond de chambres noires, au nom des
mosaïques que nous portions en nous, cette fuite du temps que nous
entretenions. Nous protégeant des moustiques aux piqûres de plomb, par
des regards ailés et de lointains sanglots, retenus, bâillonnés,
mémorisés enfin pour qu’ils ne s’oublient pas. Stoppant cet exode, ici,
au c½ur de l’inconnu, à deux pas du néant. Notre Havre de paix, notre
histoire indélébile. Etape incertaine d’une accession romantique à la
propriété.
Cette maisonen ruine, sans véritable toit et couverte de lierre, empaquetée de
vert, entassement de pierres autour de courant d’air, nous combla de
combats : les toits fuyaient à seaux lorsqu’il pleuvait et le vent
s‘engouffrait dans les failles et les fissures, parfois plus larges que
le bras, de ses murs de pierre grise.
Les planchers d’origine offraient aussi à tous les visiteurs des chausse-trappes
inattendues et plus d’un y engouffra une jambe ou les deux, se
rattrapant de justesse aux poutres d’origine afin de ne pas tomber dans
les oubliettes de ses caves énigmatiques. Ces planchers disjoints
avaient une grande qualité tout de même : ils permettaient aux
balayeurs occasionnels d’éviter de se baisser pour ramasser les
détritus, le tout atterrissant à la cave qui, petit à petit, de la
sorte, se remplissait jusqu'à devenir une soute pleine de gravats. Nous
voguâmes dès lors sur un tas de rejets (de regrets ?).
En arrivant, notre premier travail fut de réparer une partie du toit qui s’était
effondré après un feu de cheminée, et de tenter de colmater les
nombreuses gouttières qui régulièrement remplaçaient les douches et
même les baignades. Dur labeur que celui du réparateur de gouttières,
qui remaniant sans cesse un espace béant, laisse à côté se créer un
nouvel orifice, vecteur d’hémorragies divines et de futures déprimes.
Ecopant par la suite les restes du nuage dans un concert de
casseroles
grises et de bassines bleues émaillées.
L’abattement qui suivait nous portait aussitôt, pour nous rassurer, à
penser hâtivement aux conditions d’existence des indiens ou des pauvres
sud américains au fond de leurs bidonvilles et dont nous partagions
occasionnellement le sort.
Mais n’était-ce pas plutôt toi,
Cro-Magnon,
qui nous hantais encore du fond de tes cavernes ? Nous partagions ton
sort, ennemi des ténèbres, afin de vérifier dans la chair ton parcours
si peureux entre les touffes d’herbes. Ta vision du futur nous aida à
survivre entre les pots cassés et les appels au rêve. Coagulant la suie
sur des tableaux sans noms, écumant le reste de notre âge à contempler
sans fin ta bestiale besogne, y trouvant mille joies dans le dédale
obscur des rites de ton temps. La prose de tes limbes, tes retards
vagabonds, tes regards apeurés, entre les nuits d’orages à contempler
les restes de tes piètres cahutes détruites par la fureur des cieux,
par la fureur des lieux, par la fureur des dieux.
Pauvre être sans défense, pauvre erre sans nom, perdant le fil des
jours à recoudre le temps, dans tes habits de bête, dans ta tête de
singe à mimer le destin à chaque carrefour où les pas te menaient.
Lorsque les embuscades se mesuraient en jets, lorsque la fumée noire
salissait l’édredon de tes actes de foi, dans ta tanière infâme loin
des puits de coraux où l’homme emmagasine des tonnes de couleurs. Qui
étais-tu vraiment mon copain de passage ?
Sorcier endimanché de cendres, totem de nos loisirs, antichambre de
l’aube, dans tes habits fourrés, à poursuivre des leurres, au son de
tes tambours, sous tes hardes immondes que penses-tu de nous, mon vieux
frère de poil ?
Vil assassin de chèvres et de bisons futés, assassin
des messages de ton
alter ego. Cro-Magnon de passage, lorsque la suie
dégoulinait sur tes parois de pierre, encensant tes tribus de gestes de
colère, les guidant à l’appel de sombres instruments, faits pour casser
la tête des plus récalcitrants. Aube des tanks modernes, à museler
l’espace dans tes murs d’utopie, tes enceintes caduques, ces lieux qui
deviendront à jamais lieux communs. Trivialité sans nom de f½tus
anonymes, laissant croire aux aïeux que le reste du monde allait se
peupler d’orphelins. Rage de vaincre énorme, l’accès de tes falaises
cernées par les cavernes puantes d’anciens blaireaux.
A l’ombre de ton modèle de survie nous avons engrangé nos défaites.
D’ailleurs, nous n’étions plus chasseurs et à peine cueilleurs.
Vils organismes à la merci d’un virus de passage, nous contemplions au
loin ces saisons d’épouvantes. A construire la race, cette horrible
méprise, cet éternel enfant des sables, ce vulgaire cheval accompagnant
la chanson des disparus, ce peuple de fantômes, cette escale du rire,
mesurant pas à pas les efforts à produire au sein d’un firmament nimbé
d’adolescence.
Accroupis sur tes « sandes », à faire cuire un b½uf musqué original,
sans gènes récessifs et ceci, au nom d’une épuisante et éprouvante
ardeur de l’estomac, qu’as-tu compris de nous, indifférent poète,
encore accroché aux jupes de ta mère ? As-tu appris à entretenir le feu
pour nous léguer le souvenir de tes soirées amères, à l’ombre de tes
pleurs; à l’ombre de tes peurs; à l'ombre de tes s½urs.
Tu nous as tout de même transmis de beaux pinceaux... Palette de ton
temps, splendeur de tes méninges. Têtes de pharaons enrubannées de gels.
Dans un coin de notre ruine dormaient quelques paillasses humides; au
centre du décor gisait une table de pierre et sur deux rondins de bois,
nous faisions nos outils. Nous passions notre temps à tailler des
ardoises, nous passions notre temps à regarder passer le temps, etc.
Mais éloignons nous de cette impasse. Soyons réalistes pour une fois,
que diable ! Revenons dans ce monde ou l’homme a créé le plastique. Ici
commence une histoire néolithique plastifiée.
Dans nos abris antinucléaires, pour combattre ces satanées gouttières
il nous fallait une solution moderne. Je montai sur le toit, agrippé au
harnais, pour y déployer une bâche de six mètres sur six. Trente six
mètres carrés de plastique noir, sur le toit de derrière !
Déjà, lors de la tentative n° 1, pour poser cette bâche sur le toit,
une brise légère commença à la faire s’envoler. Nous comprîmes dès lors
que nous n’avions pas fait le bon choix; le soir même, et ceci malgré
les pierres que nous avions disposées tout autour pour la tenir en
place, elle était déchirée.
Mais l’homme blanc est porté par une foi inépuisable dans le plastique.
La solution cogitée pendant la nuit fut la suivante: on allait faire le
tour complet de la bâche avec de petits sacs en plastique remplis de
sable, qui, en prenant leur forme, empêcheraient les prises au vent que
laissaient les cailloux primitifs. Aussitôt dit, aussitôt fait et le
toit ne tarda pas à ressembler à un patchwork du meilleur effet. Malgré
tous ces efforts, le vent s’insinuait et faisait gonfler le plastique
qui, tel une voile de trimaran, par des aspirations aussi soudaines
qu’inattendues, se rabattait sur les ardoises. Cela faisait un bruit
énorme dans la nuit ventée (comme un sac géant que l’on ferait exploser
sur une jambe géante) et ceci nous soulevait le c½ur, nous laissant
tétanisés et au bord des palpitations cardiaques.
Petit à petit, au cours de l’hiver, le vent, la pluie, la neige et le
gel, arrachèrent des lambeaux de plastique aux sacs entourant la bâche,
et celle ci commença à ondoyer plus ou moins vite suivant la nature des
vents. Une sorte de drapeau noir se mit ainsi à flotter sur cette
marmite en folie qu’était devenue notre maison. Nous le laissâmes
s’exprimer plusieurs mois. Ceci étant, je suis sûr que l’image de ce
drapeau ne tarda pas à nous faire passer pour les plus grands
anarchistes de tous les temps (des sortes de champions du monde des
anarchistes et je vous assure que pour en arriver là, il faut
vachement s’entraîner !), faisant peur par là même à tout ce qui pouvait
ressembler à une présence humaine dans ce lieu-dit, déjà aux confins de
toute vie...
Mise à part cette déclaration de politique générale, la seconde erreur,
grossière et impardonnable que nous commîmes en arrivant ici, fut de
nous mettre à défricher indistinctement (instinctivement ?) notre
périmètre extérieur, sans parler à quiconque du bien fondé de notre
action. De cette manière, et ceci sur des terrains voués à l’abandon
depuis plus d’un demi siècle, nous fîmes ressortir de vieilles rancunes
paysannes endormies depuis la nuit des temps, dans le léthargique
mouvement des aiguilles du sablier rural, déchaînant par là même de
nouvelles passions, de la part des tenants grégaires, aussi inattendues
que surprenantes pour nos esprits féconds.
Notre anarchisme potentiel se doubla de la sorte, de dangereuses
possibilités gauchisantes, et ce retour à la terre, déjà suspect en lui
même, laissa planer le doute d’une volonté de redistribution agraire:
«la terre à ceux qui la travaillent !», aurait bien pu devenir notre ultime devise.
A partir de là, les champs et les jardins, incultes et délaissés depuis
plus de trois générations, devinrent d’anciennes mines d’or dans
lesquelles nous aurions pu encore trouver quelques pépites et ces
infâmes petits bouts de terrain, détournés de leur vocation primitive,
qui était la survie des habitants il y a plus de cent ans, redevinrent
des morceaux de terre sacrés dont l’appartenance revenait depuis
toujours aux propriétaires des lieux. Ce travail de défrichement fut un
scandale sans précédent dans un pays où la simple vue d’un étranger de
passage déchaînait des torrents d'immondices.
Cette erreur ne nous fut jamais pardonnée et une sorte de ligue
commença à se créer autour de nous. Ne rassemblions-nous pas en effet,
à nous seuls, toutes les tares que la société de consommation refusait
: gauchismes divers, anarchisme, situationnisme, écologisme, drogue,
crasse, cheveux longs, pacifisme, non violence, et surtout aspirations
à la vie communautaire qu’une médiatisation exagérée et l’acharnement
post-industriel des patrons présentait comme une hérésie des plus
graves. C’en était fait ! Pourtant ces aspirations étaient beaucoup
plus simples.
Et, le long de ces sentiers perdus, arrêtons-nous tout de même un
instant, pour décrire le monde ancien tel que nous le voyions alors.
Oui, nous étions bien ici dans le périmètre représentatif de l’oubli.
Nous touchions au plus profond de l’âme des ancêtres. Au non dit, au
refoulé, à la source même de la confusion des acquis (et du non
acquis). Là où les hommes s’étaient un jour déchargés de leur lourd
fardeau ancestral, quand ils avaient refusé l’idée même de continuer
cette
route solitaire.
A l’endroit de leur reniement, de leur renoncement,
s’élève depuis lors la
statue du passé. Ce lieu de l’extraordinaire
mélange des ranc½urs et des espoirs. Ce lieu de l’usure des chimères
(des fantasmes). Ce lieu de la fabuleuse mythologie inachevée des
concessions. Ce lieu de prévisions météorologiques maudites à jamais.
Ce lieu d’affûts nocturnes, d’inavouables lunes. Là où l’effort a
produit du sens, dans des lacunes d’inaccompli, d’inachevé, là où le
fanal de la foi a créé ces lacunes. Dans cet antre incomplet des
relations divines. A l’aube des mystères.