"La pluie tombe et tu n'aurais pas pu mieux choisir que l'automne pour
me faire partir. Cette saison nous unit par le temps qu'il fait et par
le temps qu'elle me laisse pour mieux penser à toi. Les jours qui
passent sont des jours presque sans tâches, presque purs qui
accompagnent le cheminement intérieur de mon être vers le tien, de mon
c½ur vers le tien, de mon corps vers le tien. La transparence de tout
ce que je fais à un fond d'émeraude, c’est une transparence semblable à
celle qu'a la mer entre les rochers, près d'Imperia. Tout est à toi,
nuls efforts, nulle force (ou presque) ne m'empêchent d'avancer, tout
va vers la fontaine où je m'abreuverai quand de soleils en soleils, de
fleuves en fleuves, de pays en pays mon être sera saoul. Il n'y aura
plus désormais qu'un long poème à lire, une fois que les ténèbres
occultes qui m’habitent auront fait grandir en moi la fleur de
l'espérance sur leurs noires envies.
Affectueusement"
Jarry’V.
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Pendant que tu mourrais lentement dans nos bras, nous avons tout
préparé pour partir une fois de plus en voyage, à Grenade, dans le sud
de l'Espagne.
Avant de partir, j'ai assuré comme une bête et depuis la
fin des dernières vendanges j'ai notoirement amélioré le confort
intérieur de la maison. Aujourd'hui il peut geler au dehors, si la
cuisinière à bois est bien entretenue, la bâtisse est maintenant
correctement chauffée et on arrive à y vivre très agréablement. C'est
ainsi, que de la place que je me suis faite pour écrire ces quelques
lignes de vie, je n'ai plus jamais froid.
Tout est donc prêt pour que l’on puisse partir quelques jours et
oublier enfin notre étrange destin de marginaux. Le foin est stocké à
coté dans la grange, la chèvrerie a été nettoyée et tout le fumier
enlevé. J'ai arrêté pratiquement tous les courants d'air dans la
maison. A ces fins, j'ai remis une porte entre les pièces de devant et
de derrière, fermé le conduit de la cheminée et la porte des lapins.
J'ai aussi posé le carrelage de la salle de bains, fait les joints,
nettoyé et ciré le tout. Nous avons traité les carreaux à l'huile de
lin. Les pièces étant toutes carrelées, le travail à l'intérieur est
presque fini et bien qu'il me reste encore tous les crépis de la grande
pièce et la cheminée à refaire, je peux me le sentir pour le printemps
prochain. C'est génial. J'ai aussi mastiqué les carreaux et colmaté
presque tous les courants d'air aux fenêtres. Quand la maison sera
crépie cela fera un bel ensemble. Je n'aurais jamais osé imaginer la
fin de ces travaux.
Car cette maison aura été avant tout, mon passe-temps unique et un
gouffre sans fond où j'ai investi une folle énergie (l'énergie du
désespoir ?).
Passe-temps incroyable car chacun de mes instants a été
habité par la possibilité d'améliorer mon univers carcéral, ainsi que
ce qui l'entourait. Passe-temps invraisemblable.
Cette maison aura été aussi un gouffre insondable où j'ai passé mon
temps à colmater les trous de chaque mur, les failles où l'on passait
le bras. Un gouffre d'énergie dépensée à redresser ces murailles,
toutes inclinées, à bâtir des contreforts, des toits, des bergeries, à
retirer des tonnes de gravats, des tonnes et encore des tonnes de
gravats ! A refaire des planchers en lattes, des escaliers en
colimaçon, des carrelages et des chapes indestructibles, des ouvertures
radieuses de jour, avides d'extérieur.
Dans ce décor
si misérable, si minable, si crasseux.
Pour essayer d'en refaire un bijou. Sans aucun moyen.
Sans savoir à peine planter un clou.
A essayer d'imaginer un monde agréable.
Alors qu'il faisait froid.
Alors qu'il gelait dans toute la maison. Alors que sur le toit il
ventait à plus de cent kilomètres heure. Alors qu'il neigeait et que la
neige rentrait sous les ardoises et recouvrait nos lits d'un linceul
blanc. Oui, nous avons dormi sous des couvertures de neige, et pas
qu'une fois seulement. Faut-il y croire ! On a dormi alors que dehors
il gelait à pierre fendre () On a dormi
sous des gouttières avec des couvertures trempées. On a dormi presque
grelottant.
On n'a jamais eu faim.
On a vécu dans des conditions épouvantables, à
rêver un monde, qui soit le moins égoïste possible. Avec comme table,
une pierre sur deux bouts de bois. Avec un salon fait de sièges de
voiture. Avec une table vermoulue donnée par Joël Avec des chaises
dépareillées et à moitié cassées.
Avec des planchers troués de toutes parts Avec des vieux chiffons pour
colmater les courants d'air et de vieilles moquettes
pour ne pas tomber dans les trous des planchers
On a rêvé d'un monde écologique
Dans une fumée noire à couper au couteau
Une fumée refoulée par une cheminée détrempée
Avec notre feu de bois vert. Dans des matins
de fin du monde où en se levant
Il fallait écoper et nettoyer toute
cette eau noircie de suie
Avec nos fenêtres
gonflées d'eau.
Avec nos portes qui
ne fermaient jamais.
Avec nos saouleries et
nos tabagies nocturnes.
On a vécu des temps innommables.
Transis comme des oiseaux en plein hiver...
Gouffre d'énergie dépensée à porter des poutres énormes et des tonnes
de bois de chauffe. A déplacer des troncs d'arbres et refaire des
clôtures, à débarrasser la terre de ses arbres, de ses racines, de ses
mauvaises herbes pour en faire un jardin que l'on laboure avec la main.
Gouffre d'énergie dépensée à déplacer des tonnes de pierres dans les
ruines avoisinantes, à raser cette fin du monde pour en faire des
jardins suspendus.
Des jardins suspendus !
Rêves, rêves, rêves.
Rêves de jardins suspendus. Incroyable !
Sans une goutte d'eau
Rêver de jardins suspendus !
Rêver d'un univers débarrassé de ses friches
Et réussir à défricher un endroit aussi sauvage
Refaire naître la vie
Dans un univers pouvant être aussi hostile
Traire les chèvres, les sortir, faire les foins, rentrer la paille,
sortir le fumier
Faire du ciment, du ciment et encore du ciment
en ayant mal aux reins, sans oublier une seule seconde ce mal de rein
atroce
qui me taraudait le dos.
Gouffre insensé d'énergie à nettoyer les poutres à la hache, à les
changer de place, à remonter les linteaux, les niveaux, à consolider
cette bâtisse. Pour quelle reste debout ! Pour expliquer l’Histoire !
Puis, un jour, j'ai rêvé de ponts chinois en bois de pin
Reliant les estampes à mon destin.
J'ai rêvé une petite mare à l'entrée
et des vergers d'amandiers, dix hectares d'amandiers
Avec au bas de la colline, des oliviers et des cyprès.
Une grande serre et une verrière tout autour de la maison.
On a vécu des idéaux très élevés.
On a vécu des saloperies très basses.
Des espoirs insensés !
Des matins inondés du rouge du levant
Inondés de lumière - Inondés de bleu
Inondés de lumière - inondés de clarté
Et vous trouvez ça drôle ?
de vouloir donner un sens à cet effort.
Et pour ne rien oublier, alors que j'étais déjà en train de renier ma
jeunesse, au fond de vieux wagons, j’ai quand même eu le courage et
pris le temps d’écrire ces quelques lignes de confessions intimes.
- J'ai écris ce livre face à l'Alhambra
de Grenade. C'est ce décor qui
m'a inspiré, tant il est vrai que si on veut vraiment dire quelque
chose, il faut s'en donner un jour les moyens.
- J'ai écris ce livre sur les Back Waters du Kerala et je t'écris aussi
parfois de là.
- J'ai écris ce livre sur le sommet des Andes, près de mes frères les
indiens.
- J'ai écris ce livre au pied du Kilimandjaro... Auprès de mes ancêtres.
Comme vous le voyez, l'écriture pour moi, est de la cohérence. Ce que
vous avez oublié, m'appartient désormais, j'en fais ce que je veux,
j'en use à ma guise. L'écriture est aussi un véhicule spatial démuni
d'habitacle qui me permet d'aller vagabonder bien au delà des combats
qui peuplent vos ténèbres galactiques. Et c'est pour toutes ces raisons
que finalement j'emmerde vos actes inaccomplis, inassouvis, vos
déraisons funèbres. Et avant que vous ne vous échappiez un jour de
cette terre, je vous aurai montré comment on façonne le monde, comment
on le cisèle.
Car pendant que vous vous éreintiez à croire en votre
propre avenir, j’ai de mon coté patiemment appris à rester
près de vous, à vous accompagner le long de vos émois, à me contenter
de cette poussière d'étoile qui obstrue sans arrêt mon horizon secret.
Pour pouvoir enfin un jour me permettre de vous dire la part de vos
erreurs et tout le mal que je pense de tous les malotrus qui peuplent
ma mémoire.
Et si pour terminer notre travail sur terre, il faut donner un sens à
notre action, un sens métaphysique même. Oui, c'était bien là une quête
de l'absolu, mais avec un peu de réflexion, à laquelle on avait
affaire.
Pendant que vous vous échiniez à gagner des millions de dollars («
millions $ » en amerloque), nous avons sereinement déplacé la ligne de
la dialectique (de quelques nanomètres sur l'histoire du temps).
Par la
même occasion, on vous a tous faits un peu cocus, car nous avons
emporté en même temps, la part de ce rêve qui désormais vous manque.
Nous avons encensé l'avenir de nos pleurs, arpenté cette terre en long
en large et en travers, enchanté notre ronde de lépreux surprenant
l'aube de nos ennuis.
Chers amis disparus, c'est pour vous finalement
que j'ai retranscrit toutes les lettres, les poèmes, les cartes
postales, les rencontres qui composent l’ensemble de ce livre.