Toutefois,
avant de pouvoir mettre en place un autre type de dialogue social qui
serve au mieux ces nouvelles valeurs, nous avons aussi à décrire ici, le
difficile travail d'intégration à laquelle était alors continuellement
soumise une communauté. Pour mettre en avant ce type de démarche nous
prendrons comme exemple, l'arrivée imprévue d'un nouvel adepte qui,
sortant d’une « quatre-chevaux » grenat, fait son apparition au milieu
de la cour. Le crâne rasé et la boucle d’oreille d’un seul coté, c’est
un amoureux de
Krishna qui débarque. Il revient d’un voyage de plus de
six mois en
Inde et porte en lui toutes les aspirations mystiques de ce
pays. Ce qui
comparativement, n’est pas peu dire ! Son voyage, on le voit tout de suite,
l'a mis dans un état de grâce permanent et ses visions intérieures ont
fait de lui un être à la sensibilité exacerbée. Il rayonne et les
histoires qu’il raconte nous amènent déjà tout droit au paradis des
voyageurs (le seul paradis que l’on veuille bien reconnaître ici-bas).
D’emblée, ce nouveau venu, fait participer tout le monde à son univers
poétique, un univers fait de musique, car il est musicien et joue de la
guitare et de la flûte, un univers fait aussi de mille jeux de mots. Il
extériorise sans arrêt une bonne humeur à toute épreuve ainsi qu’une
activité cérébrale débordante. Mais attention, ce partisan de l'amour
libre est dangereux pour l’équilibre de la
communauté, car tout d’abord
il n’est pas seul, il a aussi un enfant et une femme (une femme avec
qui et comme par hasard, il est en instance de divorce), mais surtout
il a des idées, beaucoup d’idées, beaucoup trop d’idées !
Dès cet instant, commence pour la communauté une nouvelle ère et à
partir de là, il ne va plus se passer un seul jour, jusqu'à l’implosion
de cette dernière, sans que ce nouveau résident ne veuille lui apporter
les améliorations de son choix.
La nuit lui portant certainement conseil, cet infatigable
boute-en-train se lève tous les matins avec quelque chose de nouveau à
réaliser. Cela peut aller de la restructuration complète de la maison à
la nouvelle méthode pour pouvoir faire manger son fils (un futur adepte
des grévistes de la faim), tout en passant par la création d’une
nouvelle mode et ceci, dans n’importe quel domaine de définition. Ses
facultés d’invention et d’imagination sont incroyables et le reste de
la troupe a beau essayer de temporiser sur quelques réalisations
concrètes, elle est quand même toujours à la remorque d’une nouvelle
idée géniale du petit dernier.
Ca peut durer comme cela une année
entière et au bout du compte, on s’aperçoit que chaque jour, il y a eu
une idée nouvelle à mettre en pratique, ce qui en soi est déjà
admirable. Mais il ne faut pas oublier que la communauté compte
plusieurs membres actifs et que si l’on doit multiplier au bout d’un
an, trois cent soixante cinq idées neuves par autant de membres que
comporte le groupe, ça commence à faire pas mal de pagaille derrière
les guichets. Car dans le fond, on ne discute jamais du bien-fondé
d’une idée communautaire, ce serait aller contre toute bonne entente.
Ce faisant, on décide de l’appliquer tout de suite, pour s’apercevoir
qu’il faudrait prendre le temps de l’adapter, mais comme entre temps,
on a eu une autre idée géniale, on essaie aussitôt de la mettre en
pratique, et ainsi de suite...
C’est un peu fatigant à suivre, surtout pour la tête, mais de cette
manière, si quelqu’un arrive à s’ennuyer ne serait-ce qu’une seule
seconde de son existence, c’est qu’il est irrécupérable.
C’est ainsi, que la communauté va, une année durant, essayer de mettre
en application les principes et les aspirations de son nouveau gourou.
Et quand, au terme de sa longue visite, celui-ci va partir ailleurs
pour vivre de nouvelles aventures, il va laisser le groupe avec tout un
tas d’idées à moitié réalisées et en proie aux affres de ses nouvelles
responsabilités.
Malgré tout, pendant ce temps, il n’y aura jamais eu une seule tension,
un seul geste brutal ou une seule forme d’animosité envers quiconque et
la raison du départ du gourou restera une ténébreuse histoire de
sanglier épuisé
et récupéré dans un taillis, un sanglier dont la moitié de la
communauté cannibale voulait la mort et dont l’autre moitié
végétarienne voulait la liberté. La discussion portait ce jour-là, sur
la manière d’abattre l’animal, soit à coups de pierre, soit à coups de
marteau. Je vous rassure, pour une fois, le sanglier eut la vie sauve,
mais la communauté en explosa et dû chercher dans d’autres délires et
d’autres affections une nouvelle envie de vivre.
Des centaines de personnes qui passèrent au sein du groupe, il en est
qui l’ont marqué d’une manière plus ou moins forte, leur empreinte
pouvant même dans certains cas, se révéler indélébile. C’est ainsi que
notre gourou nous avait fait acheter une quinzaine de chèvres, car une
communauté sans chèvres, c’est comme un avion sans ailes, ça n’a pas de
sens ! Mais avant de vous parler un peu plus loin et en détail, vers la
fin de ce livre, des plus admirables animaux que porte la création,
nous allons tout d’abord définir ici, l’idéal communautaire.
Le modèle idéal, pour une communauté, est avant tout, de tout partager.
C’est à dire que si quelqu’un, par bonheur, arrive avec vingt balles en
poche, c’est lui qui le premier devra aller acheter la bouffe si les
autres ont une petite faim qui les tenaille.
La deuxième notion par ordre d’importance est la participation
spontanée de chacun aux idées des autres, participation par exemple, à
la mise en place d'un système d'autarcie le plus intègre qui soit. Pour
cela, il faut qu'il y ait une production de denrées alimentaires la
plus large possible, le surplus restant une possibilité de réaliser des
échanges car et pour ne pas trop se salir la bouche, on évite la
plupart du temps de parler de fric entre nous. Suivant l’intégrité de
son modèle, le groupe acceptera ou non un véhicule motorisé; L’idéal
restant la traction animale, la bicyclette ou la marche à pied.
Quelques uns pouvant même refuser l’électricité par pure conviction
antinucléaire. Ainsi, le partage et la participation sont les bases
sacrées de l’idéal communautaire…
Un marginal ayant ce type d’aspirations, doit donc être à même de tout
partager, sans jamais avoir l’ombre d’une arrière-pensée. Il doit être
à même de partager: sa maison si elle lui appartient, sa voiture s’il
en a une, son jardin, sa chambre, son lit, sa cuisine, sa cheminée, sa
chemise, ses chimères, ses chaussures, ses gants, son rasoir s’il se
rase, son dentifrice s’il se lave les dents, sa brosse à dents, son
verre à pied..., ses cigarettes et son tabac, ses coups à boire, ses
mauvais coups et ses bons coups (il y en a peu), son travail, ses
loisirs, son argent (s’il en a), ses voyages, ses rôts, ses pets,
parfois l’odeur de ses pieds, ses malheurs, ses joies, ses pannes de
voiture, ses angoisses, son kif, surtout son herbe, sa mauvaise humeur,
ses bons et ses mauvais cotés, sa violence et sa douceur...
Mais par
dessus tout, le marginal, cet original, partage avec les autres ses
crampes d’estomac. Car s’il est à même de discourir pendant des heures
entières sur les bienfaits supposés, pour le développement harmonieux
du corps et de l’esprit, de tel ou tel produit dit «biologique», il est
premièrement et bien souvent, incapable de le cuisiner d’une manière
convenable et deuxièmement, il est rarement capable de se l’offrir. Ce
qui fait que bien des fois, cet individu idéaliste va se rabattre sur la seule
chose qu’il ait en stock au fond de son garde-manger: je veux parler
des pâtes.
Oui, mais des Panzani ! me direz vous. Qu'importe la marque pourvu qu’on
ait la dose et c’est armé d'une casserole géante que le néophyte
communautaire va cuisiner et nous faire partager le seul plat dont son
imagination, pourtant délirante en temps normal, ait pu trouver la
recette: des nouilles au beurre, et encore, s’il y a du beurre. En
général, ça tient bien au corps. Parfois, dans un accès de bonne humeur
et par un jour de grand soleil, peut être trouvera-t-il dans le
tréfonds de sa mémoire, le moyen de nous faire partager un plat de
lentilles, sans
petit salé... Mais cela est si rare, que nous en
marquerons la date sur notre agenda,
des pierres blanches trouvées au fond du plat.
En dehors de ses crampes d'estomac et d’un partage minutieux de tout ce
qui l’entoure, le marginal pensera aussi à faire des échanges (plus
pour passer le temps que pour faire des affaires). Il essaiera donc de
baser son économie le plus souvent possible sur un système de troc,
bien sûr par manque d’argent, mais il faut le répéter, surtout par
idéal propre.
Le système de troc s’accommodant d’une estimation concrète, il faudra
tout d’abord décider de la valeur de telle ou telle chose par rapport à
une autre. Vu de l’extérieur et sur une échelle de valeurs
conventionnelles, certains échanges pourraient dès lors paraître très
déséquilibrés. Mais dans ce contexte précis, un tas de paramètres
rentrent en jeu et il est bien difficile d’établir, si finalement
l’échange est ou non équitable.
On a vu ainsi s’échanger des chaussures contre un vélo, une montre à
quartz contre du temps libre, une caravane contre une voiture, un pneu
contre une pompe, un peigne contre une perruque, un pagne contre un
kilt, une journée à la mer contre une journée à la campagne, un béret
contre un ceinturon, une maison contre un bateau, deux pneus neige
contre des skis, mais surtout, quelques journées de travail contre une
barrique de vin rouge.
Comme on le voit, les échanges peuvent être aussi variés qu’importants
ou insignifiants. Ce faisant, ils jouent le rôle d’un système
économique parallèle et indépendant du système monétaire en vigueur et
ce n’est pas peu dire. Ces échanges ont débouché sur les SEL (
Systèmes
d’Echange Locaux), des SEL qui eux-mêmes, ont été reconceptualisés
autour de la notion globale d’économie solidaire.
Mis à part le partage, la participation et l’échange, le quatrième
credo de l’aspirant communautaire est son besoin d’autarcie vis-à-vis
d'un monde dont la plupart du temps, il ne veut plus entendre parler.
Dans ce sens, une communauté, si elle veut dignement porter ce nom, se
doit d’être un maximum autarcique, une autarcie dont le degré
d’intégrité est déterminé au fur et à mesure par chacun de ses membres.
Ce Système, selon sa réussite, sera alors ou non montré en exemple.
Toutefois pour que tout cela fonctionne comme sur des roulettes, il
faut disposer aussi d’un modèle philosophique.Quel est donc ce modèle
?
Si c’est une communauté de type religieux, il lui faut à tout prix un
gourou.
Si c’est une communauté de type anarchisant, il lui faut de l’action.
Si c’est une communauté de type gauchisant, il lui faut un modèle
social.
Si c’est une communauté branchée sur la fumette, il lui faut beaucoup
de temps libre.
Mais en général, on fixera son choix sur une communauté de type mixte
dont la nécessité à
l’autarcie sera le point de rencontre. De quoi a
donc besoin, en dehors de son modèle philosophique, cette communauté
pour vivre en autarcie ?
La disposition d’un lieu de vie est comme nous l’avons vu plus haut, de
première importance. Ensuite par ordre d’intérêt décroissant elle a
besoin, d'un jardin, d'un troupeau de chèvres (c’est pour le fromage),
de quelques moutons si c’est un groupe cannibale, si possible d'un
champ de céréales, d'un moulin pour moudre son grain et pour pouvoir y
entrer et en sortir à sa guise, d'un four pour faire le pain, d'un
rucher pour avoir le miel et faire du levain, d'un tour s’il y a des
potiers, d'un véhicule motorisé si personne n’y voit d’objection, d'un
cheval ou de bicyclettes s’il y a eu des objections, de bougies si
c’est un groupe antinucléaire, d'un métier à tisser s’il y a des
adeptes, d'une vigne si c’est une communauté alcoolo, d'une palissade
si c’est un groupe nudiste, etc. Mais en aucun cas, il ne faut une
télévision au milieu de tout cela ! Chacun étant à même de faire
instantanément et inlassablement assez de cinéma et de musique pour les
uns et pour les autres afin que l’on puisse se passer momentanément des
informations nationales, des films à la mode, de leurs banales
critiques, des
clips débiles, etc., en un mot, de tout ce qui fait en
général, la banalité de la vie de tous les jours....
Comme on le voit, un véritable système autarcique a donc besoin de
très peu de choses afin de survivre. Premièrement, il refuse en grande
partie les biens de consommation courants et deuxièmement, il se suffit
à lui même de par ses différents types de productions. Considérant
aussi en dernier lieu, que le fait d’arriver à faire pousser les
légumes dans son jardin et de les déguster à table, est tout aussi
nécessaire à l’équilibre général des populations, que la production
hyper rationnelle de ces mêmes légumes par un circuit de producteurs
conventionnels.
Il faut dire que de notre coté, nous avions depuis longtemps compris
qu’ailleurs les hommes vivaient trop seuls dans leurs cités fantômes et
qu’ils passaient en fait, le plus clair de leur vie, à acheter le vide
qui meublait leurs salons. S’en allant simplement, de temps à autres,
ça et là aux quatre coins des tombes avec des chrysanthèmes, vérifier
de visu s’ils étaient toujours vivants. Nous les regardions faire du
haut de nos pétards, à écumer leur rage, à dépasser leur âge, au volant
de leurs meufs. Narguant les équinoxes, ils végétaient dans l’ombre de
leurs tours de béton, laissant le soir venu, la rue aux plus dépendants
d’entre eux. Ils n’avaient en fait qu’une seule frayeur : celle que la
nuit tombe. Et pendant ce temps-là, au fond de leurs salons, ils
couvaient la rancune...
Aussitôt que le jour pointait à l’horizon, on les voyait courir aux
arrêts d’autobus pour aller prendre leur tour de garde auprès de la
grande machine qui tricotait des linceuls. Incroyable Système où l’on
voyait les gens s’attacher aux métiers afin de tisser continuellement
leur propre suaire. Mon aïeule faisait déjà pareil, mais elle tricotait
au grand air, elle avait plus de chance. Ces hommes-là, du temps que je
vous dis, ne vivaient plus qu’en jouant au tiercé (ou à d'autres jeux
de « hasard », peu importe !). C’était dès lors, des sarabandes
interminables de tickets qui étonnaient leurs yeux. Ils s'accoudaient
ainsi des heures durant sur le bord du comptoir, à calculer sans fin la
malchance qui leur ferait perdre, en quelques instants, le peu d’argent
qu’ils gagnaient dans les arrières boutiques du bonheur sur mesure. A
tabasser le sort, en pensant connement qu’ils étaient des élus : les
élus du marché et du fric. Combien de temps se perd entre le bistrot et
l’enclume, entre le chariot et les courses, à se persuader qu'ailleurs
est certainement bien trop dangereux pour y vivre vraiment. Astiquant
leurs pantoufles, ils se mettaient le plus souvent ensemble autour d’un
aquarium, à regarder gagner les autres. Ils s’époumonaient quand même,
de temps à autres lors de quelques pauvres manifestations, pour voler
au secours des perdants.
Quand ils s’apercevaient que le sang coulait trop, qu’ils allaient y
laisser leurs dernières ressources, ils se mettaient dès lors à voter
pour des drôles de types, qui s’en prenaient toujours au reste de leurs
billes. Se faisant racoler par d’étranges idées ils étaient en fait
toujours en train de se refaire, examinant d’un ½il hagard le jour où
par malheur, ils se feraient plumer définitivement.
Ces lourds chevaux de trait ne brisaient pas leurs chaînes, ils étaient
là, confiants comme des enfants à qui l'on a promis la lune. Et
justement la lune, ils l’avaient tous sur leurs rétroviseurs. Ahanant à
comprendre le sens de l’infini, ils se contentaient d’attendre que
quelqu’un de meilleur leur explique le monde. Le monde de demain, celui
de l’impossible : là où les sauveteurs auront des casques d’astronautes
vissés à leurs bérets.
Dans cet éther immense aux confins de leur
gloire, ils hésitaient à croire, que derrière le masque se trouvait un
visage. C’est pourquoi tous les jours ils repartaient vaincus, le long
des rayonnages, à rechercher au fond de quelque ignoble bocal, le
message des autres. Acharnés à comprendre comment ce putain de bocal
arrivait sans arrêt en renfort sur chacune des étagères de chacun des
rayonnages, repassant chaque jour pour mieux saisir le sens de cette
mascarade, s’aidant de béquilles pour mieux emmagasiner les débris
sauveteurs.
Il est vrai que souvent on leur faisait
le coup du canon qui avance, l’article de la mort leur servait de
caution, contre les turpitudes qui condamnent le monde à n’être plus
qu’un leurre, au sein de nulle part. Poursuivant leurs angoisses, les
faisant cavaler, ils dévalaient sans fin le long de boutiques sordides
en contemplant le bien que leur ferait le mal, en calmant leur stupeur
le long de magasins qui ressemblent à demain comme deux gouttes d’eau.
Quand ces jumeaux errants devant leurs devantures dévalisaient
l’espoir, nous étions autre part à contempler l’idole de notre
religion, pantelante de rage, vous racolant sans cesse au détour de
chaque courant d’air, fuyant la servitude.
Certitudes de fous. Monde de
lendemains qui sombrent dans l’eau noire du temps. Pas perdus en enfer.
Pourtant vous aviez mille fées pour vous aider à forcer le destin, ce
passeport étrange aux visas incertains, mais vous avez reculé. Le mur
de l’impossible s’est voué en enceinte. On vous a ménagé des vitraux,
installé des échelles trop courtes qui butaient sur ce mur, pour que
vous ayez peur de monter sur les créneaux de marbre sertis de sang
humain. Rubis de tous les âges, complaintes d’autrefois, paillettes
d’assassins, j’envahirai d’espoir vos trottoirs désertés.