Mais
me direz-vous, cette maison que vous cherchiez à retaper dans ce milieu
rural déserté, comment était donc cette maison ?
Il paraît que c'était une ruine, qu'il n'y avait pas de planchers ou
qu'ils étaient pourris, qu'il y avait maints trous dans le toit, qu'il
n'y avait ni eau, ni électricité, que les cheminées était démolies, que
les murs étaient tellement troués qu'on y voyait à travers et que les
ouvertures n'avaient ni portes ni fenêtres ?
Je vous dirais, c'était
bien ça la triste réalité de notre quotidien ! ()
Et ce qui nous avait au départ le plus enthousiasmé, c'était qu'elle
était comme çà, avec un bon mètre d'épaisseur de lierre accroché à ses
murs, du lierre dont les souches biscornues les traversaient de part en
part. Je crois que ce qui nous avait finalement le plus attiré, c'était
que même à l'intérieur, on avait encore l'impression d'être dehors car
les branches des sureaux ainsi que les fougères rentraient de tous
cotés. Il faut dire que dans ce nouveau décor, cette situation
privilégiée nous évitait d’avoir à transporter tout de suite nos
plantes vertes ou d’en faire rapidement pousser afin d’avoir un peu de
verdure à l'intérieur.
C'était aussi une sorte de bâtisse en trompe l'½il car pour les seuls
25 m² de façade, cette maison faisait 150 m² au sol, surface à laquelle
il fallait ajouter un rez-de-chaussée rehaussé et un étage. On le voit,
cet ancien état de délabrement et cette immensité laissait prévoir une
activité fébrile
pour la retaper.
Sur un des coups de tête qui feront les délices des futures
conversations au coin du feu des longues soirées d'hiver qui nous
attendent, nous décidâmes d'aménager tout de suite dans cette ruine;
ceci sans même essayer de faire une quelconque estimation des travaux à
réaliser, ni d’ailleurs de ce que cela pourrait nous en coûter.
Heureusement, car bien des années après, j'en suis encore à finir les
derniers crépis extérieurs et à échafauder des plans pour réussir à
achever ce qui restera mon ½uvre d'art, tant au niveau des concepts,
qu'au niveau de l'aménagement de l'espace, et... du sens à donner aux
actions libertaires.
Voilà, situons les faits dans le temps. Nous sommes en 1972. C'est
Pâques. Il fait beau, très beau. Nous avons un lieu désert, une ruine
et une tente.
Nous planterons la tente dans la cave de la ruine... Car les nuits sont
encore fraîches et les petits pourraient bien prendre froid. C'était
vraiment une époque épique, et nous avons vraiment vécu d'amour (qu'est
ce que l'amour ? Une abstraction de plus ?) et d'eau fraîche (qu'est ce
que l'eau fraîche ? etc.), quand il n'y avait pas de vin...
Sans nous commotionner outre mesure, nous passâmes tout de suite à
l'action et nos premiers travaux furent à la hauteur de nos
connaissances en maçonnerie et en menuiserie. Tout d'abord, nous
bouchâmes toutes les ouvertures avec de vieilles portes et de vieilles
fenêtres dont nous avions refait les cadres et les montants. De vieux
chiffons trouvés aux poubelles, servirent à éviter les courants d'air
qui passaient à travers les murs et les planchers. Ce faisant, nous
commencions aussi à retaper l'Histoire.
Toute une série d'ustensiles de cuisine nous servit à récupérer l'eau
de pluie, je veux parler ici de celle qui tombait à l'intérieur.
Certaines gouttières on l'a vu, avaient même parfois besoin de
récipients grands comme des lessiveuses afin de parer à leur
impétuosité, d'autres de simples casseroles. Les nuits de pluies sans
lune, il n'était pas rare, quand on se levait pour aller satisfaire une
envie pressante dans la grande pissotière de la nature, il n'était pas
rare disais-je, de se laver les pieds en même temps. C'est très
agréable l'été, mais assez surprenant en hiver.
D'ailleurs voici la
plus horrible de toutes les histoires de gouttière qu'il puisse vous
arriver.
Après un tour d'horizon dans cette maison délabrée, nous avions
déterminé que l'endroit adéquat pour que notre lit soit le plus
possible à l'abri des courants d'air était un recoin de la pièce de
derrière. De là, on pouvait aussi regarder chaque soir en boucle le
même film sur l'écran de la cheminée. Mais cet
endroit idéal avait aussi le défaut de se trouver sous une gouttière
suffisamment importante, pour avoir le privilège d'être recueillie par
une grande lessiveuse.
Nous nous endormions là, hantés par les flammes qui rougeoyaient encore
longtemps dans l'âtre, isolés au milieu du silence obscur des nuits
pluvieuses, troglodytes affamés d'
extase.
Nous dormions d'un sommeil
itinérant, profitant de la nuit pour nous évader vers des paysages
lointains et intérieurs, impossibles à visiter le jour (le jour la
réalité nous estompe les possibilités de rêves). Par bonheur cette
nuit-là, nous ne nous étions pas trop éloignés de notre enveloppe
charnelle, car vers les quatre heures du matin, la lessiveuse remplie à
ras bord par les pluies incessantes se renversa tout à coup, mise en
équilibre, qu'elle avait été, sur un morceau de bois, par une main
assassine. Vous voyez le tableau, cinquante litres d'eau froide, très
froide, sur le lit et sur nous, à quatre heures du matin, un jour
d'hiver venteux.
C'est la chose la plus terrible qu'il puisse vous arriver en plein
sommeil, mis à part bien sûr, une attaque cardiaque ou encore, la
torture des matons à
Guantanamo, dans un de ces nouveaux camps de
concentration qu’a construit récemment l'espèce nazifiante en train
d'émerger outre-atlantique.
Dans ce cas là plus que dans tout autre, le réveil est brutal et les
réactions qui suivent un pareil affront du ciel, peuvent être, suivant
les caractères, assez différentes et imprévues. La notre fut d'éclater
de rire, le fou rire, ce qui finalement démontrait en nous, un sens de
l'humour, qui bien que méconnu, était assez développé pour nous faire
accepter une telle situation. Nous nous levâmes grelottants mais
souriants et tout en rallumant le feu, nous nous mîmes à imaginer la
scène avec d'autres personnages, et des plus gays, que nous
connaissions; le résultat était encore plus comique et les innombrables
copains que nous avions, passèrent virtuellement le reste de la nuit
sous la douche glaciale de cette gouttière fatale.
Malgré ces quelques misères des cieux, il fallait passer au travail et
nous voilà en train de réparer, planchers et trous dans le toit. Pour
commencer, avec les 500 F (70E) d'allocation, si largement distribués
par nos bons politiques, nous achèterons treize tonnes de sable.
En ces temps-là, je n'avais pas encore découvert le maniement de la
truelle et j'ai passé les treize tonnes de sable uniquement dans les
trous intérieurs des murs de la maison et ceci à mains nues. Vous dire
l'état de ces dernières en fin de journée, ce n'est rien, mais c'est
surtout douloureux, car une fois qu'on a écorché le bout des doigts, la
chaux attaque l'os et c'est d'ailleurs depuis ce temps que je n'ai plus
que des moignons de doigts pour écrire sur mon clavier tactile. Treize
tonnes, vous me direz c'est beaucoup ! Je vous répondrai que pourtant
le marchand de sable passe encore de temps à autres, que nous en sommes
actuellement à plus de 160 tonnes et que cela commence à peine à se
voir. Certains crépis extérieurs ne sont pas finis. J'ai toutefois
depuis lors, découvert le secret de la truelle, ainsi que d'autres
astuces maçonniques. C’est ainsi, que je me surprends même parfois à
rêver de compresseur.
Cependant nous n'en sommes encore qu'au début et, après ce défoulement
primal et primitif, on est déjà plus à l'aise dans ce nouveau décor, un
décor que nous avons heureusement blanchi à la chaux vive (pour finir
de nous abîmer les mains). C'est déjà plus charmant et c'est environ là
que se situe l'épisode de la bâche sur le toit.
Entre temps, nous avons déménagé les misérables meubles de notre
héritage culturel antérieur: un vieux poste à galène, un buffet
branlant, une table basse peinte aux couleurs d'un soleil
psychédélique, un matelas presque éventré et quelques ustensiles de
cuisine. De toute manière, dans un tel décor, un héritage plus luxueux
aurait été très déplacé.
Avec une large pierre plate lissée sur une face et deux morceaux de
poutre resciés, nous fîmes une table basse de cheminée. Cette table est
restée plus de six ans en place, témoignage
concret du lien constant nous unissant à l'âge de la pierre (polie).
Tout autour de cette table primitive dans le sens le plus profond et le
plus lointain de notre mémoire, nous installâmes une banquette et deux
sièges « d'Ami 6 », récupérés dans une épave de voiture. Ce fut notre
premier salon « Citroën ». Ensuite il y en eu un autre « d'Ami 8 »,
donc déjà plus moderne, et enfin un salon « Renault 4 », avant que nous
ayons les moyens de nous offrir un luxueux « rotin ».
Autour de cette table et devant un nombre incalculable de verres de vin
et une quantité non moins impressionnante de shit de toutes sortes,
s'élaborèrent les digressions les plus épiques et les plus farfelues
d'une génération perdue.
Pourquoi en avoir honte ?
Cette représentation presque répugnante pour certains, n'était-elle pas
portée par les idéaux les plus purs ? L'image que nous donnions ne
comptait pas. Nous l'entretenions même d'une certaine manière, comme
une sorte de repoussoir qui nous permettait de vérifier l'exactitude de
nos convictions. Les haillons que nous portions étaient le signe
extérieur de notre reconnaissance entre divers groupes. Ils nous
permettaient d'une manière sûre de repousser toute tentative de
récupération de la part de sphères plus conventionnelles.
Devant une
telle déchéance, seules les âmes les plus charitables ou les personnes
les plus éclairées, nous faisaient don de quelques miettes d'humanisme.
Nous leur en savons gré au plus profond de nous.
Mais devant cette décomposition sociale ou cette décadence possible,
les plus ardents défenseurs de l'ordre établi, ainsi que les tenants
les plus fervents de la marche forcée du progrès étaient bien obligés
de remarquer les déchets de plus en plus voyants que laissait derrière
lui, leur propre Système de production. Ils étaient forcés, en même
temps, d’observer les limites de ce dernier et de
reconsidérer la
notion de misère. Ceci, entre autres, afin de commencer à mieux cerner
toute la relativité de la condition humaine.
Parallèlement et pour défendre au mieux nos nombreuses utopies, nous
avions mis au point quelques arguments frappants. Nous avions entrepris
aussi de conceptualiser au plus haut niveau la notion de transfuge,
cherchant au plus profond de nous, les moyens intellectuels de nous
échapper définitivement des bas-fonds citadins, cherchant aussi des
possibilités nouvelles d'évasion, loin du Système de production
archaïque dans lequel on cherchait à nous maintenir de force.
Mais
avant de partir définitivement sur cette voie, arrêtons-nous un peu sur
l'essence même de nos préoccupations les plus intimes, car vous avez
commencé à le comprendre, nous ne sommes pas là au c½ur d'un idéal
matérialiste conventionnel. Il y a quelques lignes de fractures qui
nous séparent des autres.
Par exemple, en habitant ainsi au milieu de
l'Histoire, nous tentions simplement de faire resurgir le passé qui
vous manque.
Car ce qui m'importait le plus, même si cela devait aller à l'encontre
de toutes vos utopies les plus
morbides, c'est ce qu'avait dans la tête
le meunier, le bûcheron, le tenancier, le paysan... Ce qui m'importait
vraiment comme on le verra plus loin, c'était de donner un sens
intellectuel à cette recherche1, c'était de revivre réellement les
efforts du passé afin de le comprendre et non pas de rester comme
beaucoup d’autres l’ont fait, à l’intérieur d’une relation
monographique historico-historique sans souffle et sans dimension.