Une
journée ordinaire chez les communautaires se décompose comme suit:
Le lever est en général tardif mais, par un tortueux hasard,
aujourd'hui nous commencerons cette journée plus tôt que d'habitude,
ayant déjà de bon matin, dissipé les brumes alcoolisées de la veille,
des brumes évaporées dans les dédales de la nuit.
Ce matin, l'incendie du levant est au rendez vous. Nous en profitons.
Nous profitons du silence. Nous profitons du premier chant des oiseaux.
Ce sera évidemment une journée de printemps. Une de celles qui, par
leur intensité, remplissent notre vie d'une quantité invraisemblable
d'activités débordantes.
Nous déjeunons assez rapidement : toasts, confitures maison, thé ou
café (parfois, si l’on a un peu de temps devant nous, on parle de nos
rêves). La journée de travail commence par la traite qui va durer un
peu plus d'une demi heure. Les chèvres sont calmes et elles vont nous
donner, comme tous les matins, une trentaine de litres de lait
précieux. Nous revenons passer ce lait au tamis et l'ensemençons de
présure. La propreté des ustensiles est de rigueur, ce qui fait, qu'une
fois le lait passé, nous avons les seaux et les filtres à laver.
Ainsi
commence la fonction essentielle de la maisonnée: nous faisons des
fromages.
Tout d'abord, il faut laver les moules sans produit chimique (beurk !).
Puis c'est la distribution du caillé dans les faisselles, en évitant
surtout de le briser. Il doit être lisse et exempt de bulles de
fermentation. Le dosage de la présure, tout en n'étant pas calculé au
milligramme, sera tout de même surveillé, car nous recherchons un
produit assez régulier dans sa saveur. L'égouttage se fait en quelques
heures, le fromage étant retourné le jour même dans son moule et salé
une première fois. Il sera formé dès le lendemain. Entre temps, nous
avons retourné et salé dans les cabanes, en vue de l'affinage, les
autres fromages (environ cinq cent tous les jours).
Parfois, nous arrivons, sans qu'il y ait de catastrophe, à en avoir
deux ou trois mille d'avance (!). Il faut assurer leur transformation.
Nous l'assurerons en général en recherchant la moisissure bleue, signe
d'une bonne évolution du produit, plus rare étant en effet la
moisissure blanche, celle qui nous donnera un fromage d'une douceur
incomparable. Mais elle est très rare et les conditions de sa présence
et de sa stabilité dans les locaux sont liées à trop de facteurs
complexes pour que l'on puisse être assuré de son maintien, au cours de
toute la saison. Pourtant nous l'aurons obtenue spontanément, parfois,
pendant quelques semaines. Le plus simple, malgré tout, étant
d'ensemencer le lait avec « Pénicillium Album ». Nous n'oublierons
surtout pas de relaver les seaux de caillés, le lait et les fromages
étant des matériaux très délicats, les moindres impairs sont
sanctionnés. Il faut aussi laver les grilles et sortir quelques claies
de séchage à l'extérieur pour l'affinage de fromages qui lui se fait de
manière naturelle.
Tout ce travail est des plus fastidieux, mais aussi des plus agréables;
car la maison vit essentiellement de cette activité et quelle joie que
de réussir un produit sain et délicat, apprécié de tous pour la douceur
de sa composition, le moelleux de sa texture et la légèreté de son
goût. On en appréciera parfois le piquant, mais rarement l'amertume.
Vieillissant, il pourra devenir fort, mais nous en arrêterons le
processus, en le mettant dans de l'huile d'olive avec quelques plantes
aromatiques. Nous en ferons aussi aux fines herbes, aux herbes de
Provence, au poivre, au curry, au safran indien, à l'alcool, avec des
œufs battus, au vin rouge, plus rarement au whisky. Nous en affinerons
certains, dans des feuilles de châtaignier. Nous l'utiliserons dans les
cakes, les yoghourts, les tartes, les salades, les apéricubes, frais
avec du sucre, de la confiture, du miel, râpé et dans les spaghettis ou
en accompagnement avec des asperges.
D'ailleurs, voici deux ou trois
recettes divines parues dans un petit livre intitulé: "Cuisine au
fromage de chèvre" et paru aux éditions « Utovi ».
Cake aux olives vertes: Prenez deux fromages frais, 250 grammes de
farine, un paquet de levure chimique (pour une fois !), quatre œufs, un
verre d'huile d'arachide, un verre de vin blanc sec, 200 grammes de
jambon de pays en tranches épaisses, 160 grammes d'olives vertes
dénoyautées, du poivre (pas de sel), les olives et le jambon étant
assez salés.
Mettre à tremper les olives dans plusieurs eaux pour les dessaler un
peu. Dans un grand saladier, mélanger la farine et la levure. Ajouter
l'huile, battre avec un fouet électrique (!), ajouter le vin blanc
(....) et battre encore au fouet électrique (!!) pour obtenir un
mélange bien crémeux et bien lisse.
Ajouter alors les olives et le jambon coupé en petits dés. Poivrez.
Verser dans un moule à cake bien beurré (30 cm de long) et mettre à
cuire à four chaud (thermostat 5-6) environ 1h10mm. Pour voir si le
cake est cuit, y enfoncer une lame de couteau, il faut qu'elle ressorte
sèche. Démoulez à chaud, sur une voilette à pâtisserie. Laissez
refroidir. Servir en entrée avec un coulis de tomate.
Gâteau Russe (ce livre a été écrit en pleine guerre froide): 300
grammes de caillé frais pâte brisée, un citron non traité, 10 dl de
crème fraîche, 100 grammes de fruits confis, 150 grammes de sucre
semoule, 20 grammes de beurre, 30 grammes de farine, cinq œufs.
Préparez une pâte brisée.
Dans un saladier, mélangez bien le caillé avec le sel et le sucre,
battre énergiquement; dans un bol, délayez la farine avec quatre œufs
entiers et la crème fraîche. Incorporez les au fromage. Ajoutez le
zeste de citron et les fruits confits hachés. Foncer un moule beurré
avec la pâte brisée. Badigeonnez le bord de la tarte avec un œuf battu.
Etalez le fromage. Décorez de croisillons de pâte dorée à l'œuf. Faites
cuire à four moyen 40 mm environ.
Gâteau américain (bis repetita en ce qui concerne la guerre froide):
1,5 kg de caillé très frais, 375 grammes de sucre, quatre oranges non
traitées au thiobendazole, un citron, 250 grammes de farine, 250
grammes de beurre, quatre œufs, un verre de lait (de chèvre), du sel.
Dans une terrine, travaillez au fouet les jaunes d'œuf avec le sucre
jusqu'à ce que le mélange blanchisse bien. Ajoutez alors peu à peu la
farine tamisée en mélangeant bien, puis le beurre juste fondu et
refroidi, et enfin, le caillé battu avec le lait. Râpez le zeste des
oranges, pressez le jus de citron et ajoutez les au mélange. Battre les
blancs d'œuf en neige très ferme avec une bonne pincée de sel, et
incorporez-les tout doucement au reste de la pâte en soulevant la masse
par dessous pour ne pas les briser. Beurrez et farinez légèrement un
moule à manqué, de 28 cm de diamètre.
Le remplir de pâte et faire cuire à four moyen pendant 45 mm environ.
Si, en cours de cuisson, le gâteau se fendille un peu sur le dessus,
sortez-le du four pendant 10mm puis reprenez la cuisson. Servez froid.
Voilà pour les recettes, il y en à 77. La liste n'étant pas exhaustive.
Toutefois, malgré tous les apprêts possibles, nous l'apprécierons par
dessus tout suffisamment affiné ou même un peu sec avec un bon canon de
rouge du crû.
Pendant cette digression, quelqu'un est allé faire un peu de jardin et
a semé des haricots et repiqué quelques plants de tomates. Il est déjà
onze heures !
Bon ! Nous sommes une dizaine aujourd'hui, il va falloir préparer la
bouffe. Cela va nous prendre une bonne heure et pendant qu'elle
mitonne, nous ferons la vaisselle de la veille et irons accompagner les
chèvres jusqu'à leur pâturage, à environ un kilomètre de là.
Par
chance, nous n'avons pas à les garder, car les ayant habituées depuis
toutes petites à vivre en orphelines, elles restent dehors huit à dix
heures, se gardant toutes seules et revenant tous les soirs, pour la
traite. Braves bêtes ! Cela peut avoir comme conséquences quelques
débordements. Mais comme nous l’avons vu plus haut, par ici il y a de
plus en plus place et il est très rare qu'elles aillent chez les
voisins. Elles connaissent parfaitement leur parcours et en apprécient
la variété, circulant çà et là, au gré de leurs humeurs, à l’intérieur
d’un périmètre englobant une centaine d'hectares, un périmètre
au sein duquel elles trouvent, à leur convenance et suivant la saison,
de quoi satisfaire la plupart de leurs caprices. Il est rare d'ailleurs
qu'elles soient surprises par la nuit ou alors, c'est qu'un chien de
chasse les aura perturbées. Sinon, la cause en sera due, à l'époque de
la lutte, aux efforts du bouc qui les empêche de rentrer au bercail,
leur barrant au besoin le passage de ses cornes puissantes. Dans ce
cas, il faudra vite aller les chercher, bien sûr, contre sa volonté.
Bon, nous avons encore perdu le fil !
En revenant de les accompagner, la table est mise et nous ripaillons
païennement. C'est une fête continue... La tablée est en plein air et
nous nous prélasserons tard dans l'après-midi, riant et discutant de
mille choses.
Nous sortirons ensuite jusqu'à la plus proche bourgade pour faire
quelques courses et boire l'apéritif à notre terrasse préférée. A notre
retour, il faut arroser le jardin et l'entretenir un peu, faire le
repas du soir, aller à nouveau traire, retourner les fromages, les
saler et faire cailler les 30 litres de lait de la traite du soir. Il
est déjà très tard quand nous nous remettons à table, à la lueur cette
fois-ci de quelques bougies, des bougies difficiles toutefois à
conserver en fonction s'il y a un peu trop de vent à l'extérieur.
Puis nous rentrons enfin boire le café et faire une longue partie de
tarot, largement accompagnée de vin rouge. Ce n'est que très tard que
nous irons donner un dernier coup d'œil aux étoiles qui maintenant nous
accompagnent de leur clignotement amical.
Je vous l’ai déjà dit, ces
temps délicieux suspendus aux cadres de nos rêves, resteront pour nous
des temps inoubliables !
Cette journée familière a volontairement exclu des activités plus
précises et pourtant toutes aussi importantes et/ou habituelles: je
veux parler de la maçonnerie, des marchés, des foins, des vendanges ou
du défrichage où là, le travail est en surplus et évite une sieste trop
tentatrice. Nous agrémenterons parfois ces journées de longues
promenades à la recherche de champignons ou d'une petite baignade dans
la rivière toute proche, quand ce ne sera pas d'une fête spontanée ou
prévisible, la fête étant pour nous comme pour vous je l’espère, le
supplément gratuit de l'existence.
Nous la considérons de la manière suivante: une journée choisie, au
hasard d'un calendrier toujours disponible qui nous laissera le choix
d'une date propice à la cuisson d'un méchoui ou de toute autre forme de
repas adéquat pour famille nombreuse.
Cette journée festive commencera par la construction d'un feu, un sacré
feu de bois, un feu que l'on entretiendra « moultes » et « moultes »
heures afin d'avoir suffisamment de braises. Enfin, depuis Astérix et
Obelix, tout le monde sait sur cette terre, faire cuire convenablement
un sanglier ou encore un bison ou tout au moins un chevreau...
Cette
cuisson qui demande parfois plusieurs heures sera largement arrosée de
l'apéritif du coin, en l'occurrence, un muscat d'élevage biologique et
le repas pourra commencer dans l'euphorie retrouvée.