L’histoire
dont je vais vous parler tout au long de ce livre est celle de tous les
« Jean sans terre » de ce monde, ces misérables compagnons d’infortune
égarés près des terriens modernes. Je la relate ici pour eux et à
partir de notre propre expérience de pauvres marginaux idéalistes. Les
évènements dont il va être question, ont eu lieu il y a
longtemps déjà, dans les contrées sauvages et reculées de notre vieille
Europe. Ils se sont déroulés aux confins des basses Cévennes et de la
Montagne Noire, entre solstices et équinoxes.
Cette forme d’expérience prérévolutionnaire ou plutôt post-industrielle
- c’est comme on le voudra - a vraiment commencé lorsqu’au hasard de
quelques escapades spontanées, nous nous aperçûmes du fait suivant :
l’espace rural en voie de désertification était en train de devenir,
pour quelques citadins déçus par la tournure des évènements post
soixante-huitard, un lieu d'évasion secret offrant à qui le désirait,
un potentiel de projections socioculturelles illimité. A priori, on
pourrait donc se demander, pourquoi ce conte farfelu se doit de débuter
là, au milieu de ces bois car en fait, sa lente gestation se fit
ailleurs. Mais dans le fond, ce qui va compter ici, c'est de montrer
rapidement en quelques lignes que l’on peut fugitivement bâtir sur
cette terre, un « quelque part » irrationnel, une sorte d’asile, un
lieu de résistance active au vagabondage incessant qui nous habite tous
; un lieu uniquement conçu dès lors, pour abriter un tas de rêves
devenus soudainement orphelins de tous sens. Ce qui va vraiment être
important, tout au long de ces pages, c’est de faire croire à chacun,
qu’aux confins du social, en marge des cités, contre l’avis de tous, on
peut encore se construire un abri naturel, une sorte niche dans
laquelle on se sera enfin réellement donné le droit de vivre et
d’expérimenter entre nous, de nouvelles conditions d’existence.
Des conditions qui forgeront dorénavant notre future intimité et cela,
même dans ce qu’il pourrait encore lui rester après ce choc culturel,
d’opacité ténébreuse ou de morbidité.
Une existence dont on aura ici, dans ces lieux désolés, radicalement
revisité les objets.
Une vie irrémédiablement désorganisée et pleine d’aléas, le plus
souvent inavouables, par manque d’intuition ou manque de courage.
Une vie qui au loin des citadelles urbaines, rendra désormais triviale
et prosaïque, cette banale forme d’esthétisme dont nous cherchons tous
en général à nous parer, pour embellir auprès des uns et des autres,
les faits et gestes de notre quotidien.
En ce temps-là, au début de cette étrange aventure humaine, nous étions
encore des sortes d’anges vagabonds. Dignes fils de Kerouac, nous
hantions sans répit les chemins de traverse et l'eau que nous buvions
venait des sources les plus pures, des sources transparentes glanées çà
et là au fil des jours, loin des sentiers battus. De résurgences en
résurgences, comme attirés déjà par de vagues regrets originaux, nous
allions cheminant en observant le monde. Nos yeux clairs et irisés de
vert donnaient à nos visages une lumière étrange, une lumière toute
encore auréolée d’une tendresse et d’une fierté adolescente qui faisait
comme peur aux ténèbres. Le long de ces sentiers perdus, nous allions
en haillons et les vêtements que nous portions, nous faisaient
habituellement passer pour des êtres sauvages, des sortes de faunes
débauchés participant à toutes formes d’orgies possibles.
Il n’en était pourtant rien et comme vous allez le découvrir peu à peu,
la lumière qui nous habitait n’était pas si gratuite...
Nous vivions ici-bas, au c½ur de cet arrière-pays languedocien,
esseulés dans des taudis divins et d’une manière plus précaire peut
être que dans certaines favelas. Nos démarches, nos actions, nos
gestes, nos prises de position toujours catégoriques ainsi que notre
«zone» locale, repoussaient quiconque s’approchant de chez nous. Nous
cultivions d’ailleurs un peu cette image de repoussoir afin de pouvoir
rester définitivement isolés dans ces lieux exotiques où nous avions
choisis dorénavant de vivre. Isolés d’un monde dont nous ne voulions
plus. Isolés aussi de toute forme de progrès, comme initiés à la
clairvoyance, avec pour seuls témoins occultes, deux petits soleils
noirs qui brillaient constamment au dessus de notre planète ocre et qui
accompagnaient de jour comme de nuit, l’interminable chevauchement des
pensées qui peuplaient continuellement notre espace mental, des pensées
devenues en ces lieux soudainement libres, errantes, d’une errance
semblable à l’errance du vent sur les plaines désertes ou pareille à
celle de l’eau des ruisseaux vagabonds dans les vallées étroites. Une
errance infinie.
En ces temps éloignés, nous vivions le jour sur une terre désertée par
la vie. A perte de vue, aux confins de notre propre perception,
s’étalait un immense désert d’hébétudes subies et d’habitudes
conditionnées. Nous avions beau dès lors essayer de créer des contacts,
la vie était devenue pour nous, quelque chose de vraiment rural, de
retiré. Nous errions çà et là, avec pour seule compagnie, les forces
naturelles qui usaient et érodaient perpétuellement la terre, la
forgeant dans notre espace-temps, en paysages éternels et figés, en
beautés arides mais inoubliables. Tout autour, une lumière claire
inondait le maquis. Cette lumière d’une pureté incroyable, d’un luxe
inimaginable en ces temps d’infortune, faisait en même temps de tous
les paysages que nous fréquentions, des lieux uniques, éternels, des
lieux enfin voués à la contemplation.
La nuit, plongés dans le silence épais des anxiétés muettes, ces
univers, parfois baignés d’espaces laiteux, se transformaient, en îlots
entourées d’immenses lacs sombres aux eaux profondes. Faisant fi
définitivement des appels aux engagements nocturnes des carnassiers,
nous ne considérions en fait que l’absolu de notre position. Les
courbes douces des collines baignées de lune s’enfonçaient dans la
profondeur des eaux noires des ténèbres béantes. Tout y était d’un
calme incroyable et nous participions complètement à l’osmose de la
nature, créant cette osmose, la révélant aussi. Ecrasant ce décor, la
voûte céleste scintillante nous irradiait et nous impressionnait de
telle manière que nous n’avions dès lors d’autres aspirations que de
nous transformer en étoiles filantes, des étoiles agitées, s’évertuant
à rejoindre au plus vite cette improbable immensité cosmique.
Enfants naïfs, enfants crédules encore dans les limbes erratiques des
temps anciens, dans des chaos d’inachevés ; Adolescents attardés,
crevant des bulles de rêveries hermaphrodites le long de sentiers
incertains (mais escarpés), nous participions parallèlement, pour nous
distraire un peu de ces lieux trop ensorceleurs, à tous les courants de
pensées qui parcouraient alors le monde, oubliant par là même que nous
aurions dû vivre ici, des limites précises afin d’ensemencer la terre
de nouveaux rêves, de nouveaux rires, cristallins...
De toutes les idées qui traînaient çà et là aux quatre coins du monde,
de toutes les formes d’existences précaires qui nous entouraient de
toutes parts, nous tirions simplement une hypothétique subsistance
culturelle. Nous étions même disposés à défendre n’importe quel type
d’utopie passagère qu’on nous aurait présenté, ceci uniquement pour
éviter inlassablement de nous laisser entraîner de manière trop précoce
vers les régions funestes et morbides des scléroses sociales. Essayant
ainsi de créer à partir de là, nos propres espaces d’errance,
d’évasion, d’inattendu, d’inassouvi. Nos propres univers improbables,
notre propre accessibilité au futur ainsi que notre propre ambiguïté.
Oui, en ces temps éloignés, contre vents et marées, nous avons vogué
loin des écueils sur des surfaces planes et à travers d’immenses
désordres. Observant ça et là, les dégâts que produisait la vie.
Rêveurs impénitents, nous avons en même temps sacrifié sur tous les
autels chimériques des idéologies en cours, nos maigres ressources
matérielles et notre énergie intarissable, donnant l’asile dans ces
lieux d’infortune à tous les corps épuisés par le naufrage et rejetés
ici, loin des rêves glorieux, par les eaux des océans indifférents de
la masse sociale. Des océans déchaînés qui nous avaient nous-mêmes
auparavant brisés et repoussés au large sur ces îlots déserts, des
îlots de verdure que nous faisions avantageusement partager à tous ces
naufragés qu’un destin historique avait voués en loques.
Néanmoins ces mêmes naufragés, bien que brisés par la fureur des
éléments sociaux, arrivaient encore ici avec bagages et rêves de
pouvoir. Ils n’avaient rien compris de la dérive qu’ils vivaient par
ailleurs et leurs délires antédiluviens restaient à la mesure de leurs
ambitions rejetées. Mais dans le fond, ces quelques misérables
sinistrés ne s’étaient-ils pas ce faisant, substitués un peu à vous les
citadins modernes, substitués à vous mes anciens compagnons de passage,
afin de parler à votre place des choses de la vie ? Ces quelques
naufragés, ne portaient-ils pas encore en eux par exemple, après cette
débâcle, cette part de passé dont vous aviez vous-même peu à peu
oblitérée les objets, dans le train-train des soucis quotidiens ? Cette
part d’absolu que vous aviez un jour banalement niée pour gagner votre
pain ?
Car c’est bien en partie, pour combler le vide sidéral qui commençait
inconsciemment à envahir nos êtres que nous étions partis loin des
cadres formels que formaient alors pour nous, les ternes horizons
urbanisés. Partis, pour essayer, jour après jour, de faire revivre
ailleurs que dans les villes, la part de cet oubli qui lentement
s’échappait de nos corps. Et en même temps, au c½ur de ces endroits
redevenus secrets, vous faire partager un peu à travers cette forme
d’exode primitive, notre propre regard.
Mais vous mes amis citadins, vous qui êtes restés encore le plus
souvent prisonniers de vos peurs quotidiennes, vous étiez tout de même
quelques uns à arriver ici, dans ce désert humain, avec dans vos
bagages des sources de poésie intemporelle. Ces lieux magiques que nous
entretenions à toutes fins ludiques, étaient en train de devenir pour
certains d’entre vous, de sacrés révélateurs d’utopies. C’est ainsi que
libérés pour un temps des attaches sociales qui ailleurs vous
enfermaient dans d’horribles constats (dans d’horribles tourments),
vous vous mettiez soudain avec nous à jouer de la flûte, à gratter la
guitare ou à taper sur des tablas. Vous vous mettiez à peindre à nos
cotés ou à dire des vers, organisant sans cesse des fêtes imprévues que
nous achevions au petit jour dans des tabagies incroyables confites de
haschisch.
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Ces énormes tabagies, largement accompagnées de vin rouge ou de muscat
(bio), commençaient le plus souvent, par une réunion autour d’un
instrument de musique. Ainsi accompagnés par ces harmonies discrètes,
nous accédions dès lors, à une sorte de rituel où l’officiant était
celui qui faisait le joint et la communion, le passage du joint.
Vous
en rappelez-vous mes amis de toujours ? Nous ne parlions alors que de
galères et plus la galère était terrible, plus elle prenait à nos yeux
la valeur d’une condition unique dans la fantasmagorie des luttes
existentielles ou sociales. Vous rappelez-vous aussi, que la forme de
communication la plus élaborée, mise à part la communion du joint (ou à
cause ?), que nous développions, était continuellement empreinte d’un
humour acide et d’une vive émulation à trouver le jeu de mot le mieux
adapté à une situation donnée. Vous rappelez-vous, que dans ce domaine
nous fûmes des génies et que la finesse de nos joutes n’avait d’égale
que les sempiternelles spéculations que nous émettions sur la
provenance de tel ou tel morceau de kif, sur sa pureté supposée ainsi
que ses propres qualités à nous "stonner" le plus possible.
Il est vrai
qu'en ces temps incertains, il suffisait d’allumer le pétard pour
être déjà loin, en train de planer à cent mille lieues de la réalité
sociale. Dès lors, notre fête prenait une autre dimension et nous ne
correspondions plus que par des vibrations. Sur un accord de guitare
transcendant notre léthargie habituelle, nous nous mettions, t’en
souviens-tu mon pote, à réaliser toute une panoplie de choses
anarchiques, mais cette activité seconde s’accomplissait avec une telle
ferveur que ce qui en ressortait était toujours magique. Celui-ci
faisait un gâteau (au shit), celle-là faisait cuire des côtelettes (aux
herbes), un autre allait s’occuper à cultiver un bout de jardin (pour
les plants), enfin d’autres encore se plongeaient dans la contemplation
infinie d’une fleur ou d’un morceau de terre. Les événements ne nous
parvenaient pas.
Il faut dire qu’en ces temps reculés, relégués au plus
profond de la mémoire, un sourire suffisait pour tout comprendre et un
geste malheureux était puni de manière définitive. Un seul regard
servait aussi à souder une entente immortelle. Combien d’accords sont
nés de ces rencontres, combien de désaccords se sont-ils révélés !
Te
rappelles-tu encore mon ami le fêtard, que dans notre économie béate,
le préposé au joint ou celui qui avait trouvé la marchandise pour sa
préparation, était considéré comme le V.I.P. de la soirée mais qu’en
général les sources d’approvisionnement étaient si diverses que chacun
arrivait le plus souvent, avec son propre article pour en vanter la
qualité unique. On commençait par sentir le produit, par en juger la
couleur ainsi que la consistance et la texture ceci, afin d’en déduire
la pureté et parfois même la provenance. C’était là notre première et
seule source de controverse, la deuxième ne pouvant plus avoir cours
car nous étions déjà largués : les cloisons du cerveau qui donnent à
l’homme une vision si étroite de la réalité dans laquelle il est le
plus souvent plongé (égaré ?), sautaient progressivement une à une et
c’était alors une gerbe, un feu d’artifice, que nous libérions à chaque
bouffée de pétards. De plus, tu t’en souviens aussi, nous ne craignions
jamais, de consommer les produits sous différentes formes mais
rappelle-toi, ce qui nous comblait et nous valorisait le plus c’était
de profiter de notre propre production, celle que nous faisions pousser
dans le jardin ou ailleurs, pour ceux qui avaient le plus peur.
A ces
fins, les idées les plus saugrenues venaient aussitôt à l’esprit de
chacun sur l’endroit où il devait planter ses pieds, sur l’heure à
laquelle il fallait les arroser, sur la manière de les tailler afin
d’obtenir le rendement le plus haut et sur le type de soins qu’il
fallait apporter aux plants afin d’obtenir la meilleure récolte.
Preuves à l’appui, il y en avait qui dépassaient les six pieds de
hauteur !
Ces ouvertures dans de nouveaux espaces de liberté, ces
palliatifs au fascisme de masse ambiant, duraient d’un jour à une
semaine entière, journée à laquelle succédait généralement une autre
nuit de fête, suivie d’une autre semaine de divertissements - Je me
rappelle ainsi d’une journée d’agapes continue qui avait commencé le 20
juin, le jour du solstice et fini le 20 septembre, le jour de
l'équinoxe – Te rappelles-tu réellement de cette vie ? Ça n’arrêtait
jamais. De plus, le roulement des personnes apportant la marchandise et
les idées était tel que ces réjouissances champêtres semblaient
ininterrompues. Il suffisait pour cela qu’il existe un lieu de
rencontre, que ce lieu soit le plus isolé possible des soi-disant
civilisés et qu’il soit surtout à l’abri des regards indiscrets. A
l’abri aussi du regard des espions (les RG) que nous soupçonnions,
parfois de manière quelque peu paranoïaque d’ailleurs (mais qui sait ?)
de nous épier et de nous dénoncer à ceux qui faisaient alors l’objet de
notre vindicte récurrente: les flics. Car pour plus de précision sur
les faits relatés, il faut dire ici que nous venions de quitter le pays
des matraques !
Ces pauvres types, Don Quichotte de la loi, tout comme
nous étions nous-mêmes les Don Quichotte de nos propres idéaux se
déplaçaient en bandes armées et c’est en cela qu'ils déchaînaient nos
plus bas instincts. Ainsi vivions-nous dans la hantise permanente de
leur arrivée soudaine. Il faut reconnaître ici braves gens, que ce
faisant, nous les avons longtemps mobilisés. A votre service et à nos
dépens, car pendant que nous les avions sur le dos, ils ne pouvaient
pas nuire ailleurs. Vu sous cet angle, l’individu qui un jour de chance
avait découvert un lieu de vie tout au bout d’un chemin de traverse ou
mieux encore, au fin fond d’un cul de sac, cet individu se muait de
fait en un personnage des plus fréquentables et son «territoire» se
transformait dès lors, en un territoire sacré dont il fallait, contre
vents et marées, défendre les accès.
Cette solidarité sur le dos des
représentants de l’ordre était, en quelque sorte, la preuve de notre
appartenance à un groupe social distinct et les balances et/ou pervers
de tous genres se voyaient rejetés définitivement vers le rivage des
oppresseurs. Dans notre esprit n’avait pas encore germé l’idée
simpliste que pour rester fidèle à ses idéaux, il fallait s’en donner
les moyens. Nos actes étaient gratuits : plus la maréchaussée était
assidue à tromper son ennui, et plus nous nous efforcions de vaincre
les tabous et les « a priori » de cette société de consommation que
nous détestions par dessus tout. Nous étions de fait, en train de
devenir une sorte de laboratoire secret des aspirations nouvelles des
êtres contre le néant, en même temps que nous nous étions mis, chacun
de notre coté, à définir de nouveaux types de rapports humains.
Oui, je
répète ici qu’à une certaine époque de la vie, c’est en partie le kif
et quelques autres molécules bizarres qui nous ont permis d’émettre la
plupart de nos idées et qui nous ont surtout donné, la force de
continuer à rêver dans ce monde si terne. T’en rappelles-tu donc encore
un petit peu mon ami, toi qui entre-temps es redevenu un citadin modèle
?