Car
près de nous vivaient depuis toujours, des hommes de main ne pensant
qu'à la mort.
Des hommes qui discutaient sans cesse entre eux, des
choses de la vie, des choses que pourtant ils ne connaissaient pas
vraiment (ils n’avaient jamais véritablement expérimenté les états dont
ils s'entretenaient).
Tels des idiots, ils répétaient sans fin tout ce qu'on leur disait.
Tels des idiots, ils relayaient sans cesse tout ce qu'ils entendaient.
Tels de vulgaires crétins, ils transmettaient aux autres une histoire
qu'ils n'avaient jamais réellement vécue.
Ils pensaient là tout simplement, tenir une forme de revanche contre le
temps qui passe.
Il y a longtemps, dans les limbes de leurs premières lueurs
d'intelligence, des lambeaux d’intellection s'étaient détachés un à un
des zones grisâtres de leurs cerveaux déjà meurtris (ils avaient
d’abord été des enfants battus puis plus tard, ils s'étaient battus
eux-mêmes comme des chiffonniers et avaient peu à peu, perdu la notion
relative du respect des autres). Ces lambeaux anodins et fugaces
s'étaient échappés, pareils à de petits nuages vagabonds et vaporeux,
sans qu'ils n'aient pu esquisser le moindre geste pour en retenir la
substance ().
Vers le lointain, leurs songes enfantins s'étaient alors
enfuis, les laissant là pantois au milieu des humains, sans le moindre
recours.
S'autorisant avec largesse, des prétentions inconnues, ils appliquaient
la loi :
Si on leur demandait d’encercler, ils encerclaient derechef.
Si on leur demandait de frapper, ils se mettait à frapper comme des
mules.
Si on leur demandait de tirer, ils tiraient aussitôt sur tout ce qui
bougeait.
Nulle barrière mentale n'arrêtait leur soif tragique de puissance
barbare. Leurs méthodes correspondaient simplement à un manque
d'imagination flagrant sur le plan des rapports humains.
Ils se
connaissaient des ennemis partout et se levaient même la nuit pour
faire des tours de garde impromptus, emprisonnant l'espace nocturne
sous la chape sombre de leurs noires idées.
Leurs justificatifs primaires étaient toujours sous-tendus par l'idéal
malsain de coller aux contraintes sociales, légales ou légalisées (une
utopie de plus, mais cette fois-ci à leur actif !).
Souvent à la limite
de la violence gratuite et à coups de taloches brutales, ils éduquaient
leur progéniture (celle qui finit un jour dans les asiles) comme un
digne continuum de leurs idéaux apocalyptiques.
Plus que tout autre, ils étaient sûrs de leurs raisons. Plus que tout
autre, ils étaient viscéralement liés à la force brutale comme ultime
vision (comme ultime solution).
Catapultant leur être dans les chimères
des nouvelles raisons politiques, ils étaient prêts à en défendre,
baïonnette à la main, l'absurdité relative. Loin des panachages
interethniques citadins, ils en haïssaient avec la même force que s’ils
les avaient côtoyé quotidiennement, leurs saturations cosmopolites.
Loin des problèmes cruciaux de cette fin de millénaire et entourés pas
les vagues à l'eau de rose, ils en niaient jusqu'à la profondeur
historique.
Ils en niaient aussi farouchement les certitudes et
n'avaient qu'une seule hâte, celle de se caler chaque jour sur leur
station de radio préférée ou leur chaîne de télé nationale pour savoir
enfin ce qu'ils devraient penser, au jour le jour, de tel ou tel
problème. Leur itinéraire culturel était alors rythmé par tous les
schémas d'apocalypse qu'on leur présentait quotidiennement et il ne
leur serait jamais venu à l'idée d'en contrôler ou d'en contester la
valeur.
Se créant petit à petit un niveau adéquat de raisonnement, le
cloisonnement des genres restait leur idéal.
D’une certaine manière et
bien que dans l'ensemble assez inopérant, leur entêtement pouvait leur
valoir de ci de là, certains succès et ceci, auprès de personnes moins
politisées et moins engagées que nous ne l'étions nous-même. Mais
faisant fi de toute cordialité humaine, ils poursuivaient uniquement
leur but et telles des araignées profitant de leur toile, ils
attendaient dans un recoin de leur tanière la nourriture obscène des
faits divers, afin de s'en repaître inlassablement. A
ces fins équivoques, ils tissaient patiemment un à un les fils de plus
en plus serrés autour de leurs desseins et qu'importait alors, si un
coup de vent ou un coup de balai arrachait leurs assises. Ils
recommençaient immédiatement à tisser et étaient à nouveau prêts dès le
lendemain à décharger leur dard, afin de satisfaire leurs appétits
voraces.
Leur mesure était bornée par une forme de boulimie cupide
ayant pour seul but de s'emparer de tout ce qui pouvait correspondre à
une joie pour les autres, de s’emparer aussi de tout ce qui pourrait un
jour, leur être d'une nécessité vitale. Lobotomisés par le salaire de
la peur, ils ne défendaient pas une position, ils étaient là simplement
pour servir leur destin.
Mais il ne faut pas croire, les pièges psychologiques qui leur étaient
tendus ou les contraintes morales que nous leurs imposions
quotidiennement, représentaient bien la justification d'une partie de
leurs défenses. Mais les brumes de leurs cerveaux ou leur propre vision
bornée du futur, les empêchaient complètement d'envisager des solutions
civilisées.
Pour résoudre demain, l'acte gratuit leur était tout simplement
inconnu...
Leur brutalité notoire leur valait l'obéissance complète de leur
famille et de leur cheptel. Mais l'insoutenable, c'était leur
hypocrisie quotidienne, car sous des airs patelins et des odeurs d'eau
de Cologne, ils poursuivaient en fait sans répit le même combat sans
merci, pour une vie sans faille.
Toujours rapidement ramené à la réalité violente du contenu de leurs
sens, ils s'interdisaient le moindre rêve, si ce n'est celui d'une
éphémère navette spatiale (une navette qui a explosé deux fois en plein
vol) ou celui des froides technologies militaires de pointe. La
mécanique était leur seule véritable passion (ce que nous ne leur
reprochons pas, du reste) et ils préféraient le plus souvent,
reconnaître la beauté d'un boulon, à la finesse d'un trait d'esprit. Ce
faisant, tel un « Saroumane » enfermé dans le château de ses sombres
desseins, ils édifiaient alors d'invisibles barrières autour de leurs
noires visions, bâtissant des empires sur les sables mouvants de leurs
vaines chimères...
Dure réalité, trop dure réalité pour nos esprits féconds et, dans le
dédale inextricable du rêve de notre vie, qui pouvait bien dans le fond
nous en vouloir autant et pourquoi ? Qui pouvait bien nous en vouloir,
au point même de désirer nous faire assassiner par ces hommes brutaux ?
Nous ne le comprenions pas, mais forts de nos intuitions, nous nous
étions tous réfugiés dans cette fragile maisonnette, essayant d'en
bloquer vainement les accès à ce monde barbare.
Et c’est ainsi qu’un
jour, comme par magie, deux de ces tristes personnages arrivèrent à
pied devant notre pauvre masure. Ils firent dans un premier temps,
semblant d'emprunter le passage qui longe le mur Est, mais changeant
subitement de direction, ils montèrent rapidement les marches de notre
perron et réussirent à passer à travers tout le monde et à planter un
couteau dans le corps d'une amie (flanc arrière gauche).
Devant la
rapidité de leur acte, pas un seul de nous n'avait pu faire quoique ce
soit pour retenir leur geste. Fou de rage, quelqu'un s'empara de la
table épaisse et bloqua un des agresseurs en demandant aux autres
qu'ils lui enlèvent son arme. Après nous en être emparé, nous
commençâmes à frapper de nos poings l'inconnu tout en essayant de
l'écraser avec la table.
Pendant que nous luttions comme des bêtes, nous lui demandions en même
temps, pourquoi il avait fait ce geste. Il nous répondit qu'il ne le
savait pas, que quelqu'un les payaient discrètement pour accomplir ce
travail et que cela ne leur posait d’ailleurs aucun problème de
conscience d’accomplir leurs actes de folie.
Il nous était impossible de lui faire plus mal car la table n'arrivait
pas à l'écraser. Soudain l'idée nous vint, qu'ils représentaient une
force psychique impossible à détruire et notre colère ne retomba qu'en
ayant pris conscience de l’état de la blessée et de l’urgence qu'il y
avait à appeler du secours, pour sauver notre amie. Mais nous la vîmes
soudainement debout
près de nous, comme si rien de tout cela ne s’était réellement passé.
Pendant ce temps, l'autre forme de racaille fasciste faisant allusion à
l'attentat, nous dit à ce moment là, d'un air suffisant et presque
débonnaire, qu'il aimait le travail bien fait et que cela ne lui
faisait ni chaud ni froid d'employer ce type de méthode. Ils étaient en
quelques sortes, tous deux, presque fiers de ce qu'ils accomplissaient
pour le compte d’autrui.
Plus tard, quelques heures après cet ignoble attentat, « Gandhie »
notre première amie non-violente, mourut pourtant dans nos bras
impuissants, des blessures infligées par ces bêtes sauvages.
Et ce jour-là, tout ce sang versé à nos pieds, se transforma
instantanément en mort livide. Depuis nous savons tous qu’à l'ombre du
fascisme rampant qui nous entoure, se développe autour de nous un
nouveau mur du pouvoir, un mur dont les assises sanglantes abreuveront
dans le futur, les nouvelles générations, d'une cruauté inépuisable et
sans égale.
L'évolution progressiste, intellectuellement si fascinante
par ailleurs, a ouvert la porte à de démentielles visions
(instrumentalisation de la foi progressiste), une porte à travers
laquelle le pouvoir oppresseur a su s’insinuer de plus en plus
tapageusement. Dans le fatras sanglant des informations médiatisées,
jamais la mort d'un homme, d’un frère comme j’en ai un peu partout,
n'avait paru si peu tragique. Jamais non plus, la pseudo complexité des
institutions sociales ne s'étaient opposée aussi farouchement à
l'individu.
Dans un monde où la simple acceptation, dans les deux sens du terme,
d'une seule once de pouvoir, rend l'individu tributaire des autres et
ceci, à autant de degrés qu'il le désire, le chemin qui tendrait vers
une libération souhaitable des états, devient de plus en plus incertain
à pratiquer. L'inconscience ou l'acceptation des uns fait toujours la
puissance des autres, la puissance de ces êtres bornés qui finalement,
sont bien contents de pouvoir aussi aisément se servir de leurs armes.
Car dans le fond, la bourgeoisie n'a jamais eu le pouvoir. Elle a simplement
peur. Brusquez quelques uns de ses membres et vous la verrez se
recroqueviller, toute veule, derrière la force policière téléguidée par
le pouvoir dominateur en place.
Pourtant, l'homme n'a plus aujourd'hui besoin de maîtres ou de dieux.
Mais la société, si ! Dans ce sens, la soumission de plus en plus
rapide des individus aux croyances institutionnalisées,
débouchera-t-elle sur une réaction générale et spontanée des êtres les
plus sevrés de liberté ou la raison du plus fort triomphera t‘elle
toujours aussi facilement ?
Dans ce monde, il n'y a plus aujourd'hui aucune remise en cause
possible de la réalité, pas de compromis non plus à attendre, car la
liberté que nous acquerrons à la naissance est aussitôt mise sous
scellés. C’est dès lors, un vrai plaisir que d'énumérer, dès le premier
cri du bébé, lorsque l’enfant parait, la somme des contraintes que nous
impose continuellement la présence des autres...
- Qui sommes-nous dans le fond pour avoir sans arrêt besoin de ce duel ?
- Qui sommes-nous pour ainvoir de tels comportements de bêtes féroces ? Qui
sommes-nous pour avoir sans arrêt besoin de cet autre af de combler
l’immensité de sa propre solitude, pour vouloir parcourir à plusieurs
ce vaste désert qui nous habite, cette plage sans fin sur laquelle nous
marchons continuellement sans savoir, sans avoir d'autres horizons que
la ligne morne de ce désert de sable ?
- Qui sommes-nous, pour nous permettre de défendre le point de vue de la
vie avec autant d’âpreté, pied à pied, sans autres illusions que
d'avoir à recommencer dès le lendemain cette forme de lutte ?
Pourquoi cet accord tacite pour taire la Vérité ?
- Qui sommes-nous
Bordel de dieu ?!
Et pour vous permettre de répondre le plus rationnellement possible à
toutes ces questions bizarroïdes, c'est bien ici, le songe de ma vie
que je vous offre en prime, il est ouvert à tous, car entre-temps j'ai
réussi à épuiser la plupart de vos rêves (et en même temps, votre
propre réalité). Je l'ai fait en partie, le jour où j'ai découvert, tout
en cheminant près de chez moi après les funérailles de notre amie, un
scarabée doré.
C'était un magnifique scarabée, le plus beau peut-être
qu’il m’ait été donné de voir. Il était gros, énorme et il était caché
dans le trou de mon totem sauvage, un totem que j'ai toujours considéré
comme étant un peu ma propre pyramide. Ma première réaction fût de
l'admirer et je poussais un "Oh ! Qu’il est beau !" d'émerveillement.
Mais ma seconde réaction fût comme un idiot, d'essayer de le faire
sortir des galeries dans lesquelles il se faufilait maladroitement. Il
s'y refusait mais je le tarabustais tant et si bien qu'il abandonna sur
place, sa si belle carapace. Comme brisée, celle ci tomba près de lui
en miettes et laissa le scarabée nu comme un ver, comme une sorte de
larve énorme et noire. Je le laissais là et essayais de rassembler
rapidement autour de lui, les morceaux de chitine éparpillés, afin de
lui redonner intacte sa merveilleuse parure. Mais je n'y parvins pas.
J'étais gêné et me traitais d’idiot, d’avoir ainsi gâché la suite de ce
rêve.
A cet instant, comme si cet évènement fortuit avait décidé du sort de
ce qui allait suivre, passa en trombe une jeune fille qui ressemblait à
la vie (je me rappelle qu'elle était vive et fière comme l'eau des
cascades). Elle avait un instant réussi à tromper la vigilance de son
ennui en lui disant qu'elle allait téléphoner au bar du coin. En même
temps, tout en passant devant moi, elle m'invitât à la suivre. Eblouis
par nos miroirs réciproques, nous nous mîmes à courir vers un salon de
thé, un salon de thé en tous points semblable à celui que nous
connaissions tous les deux, au centre de Grenade (en bas à gauche de
l'Alhambra).
En fait de salon de thé, la porte s'ouvrait tout d'abord
sur une vague pissotière, puis on entrait dans une pièce simple et
carrée où il y avait éparpillée au sol de la sciure pour empêcher que
l’humidité ne fasse glisser quelqu’un.
Un moment interloqué par cet
univers de banlieue, je ne retrouvais plus la jeune fille. Elle avait
disparu par une porte dérobée, dans une des galeries souterraines de
l'immeuble. J'essayais de la suivre et descendais quatre à quatre les
escaliers de béton. En fait, tout en prenant cette direction, je
descendais vers les sous-sols de ma mémoire, des sous-sols qui se
seraient stratifiés en une sorte d'immeuble à étage inversé, où chacun
des étages présents représentait une étape franchie et où chaque étage
descendu était un retour en arrière vers une étape dépassée.
L'immeuble
était sombre et cette impression de sombre et même de noir y
prédominait. Je venais donc de l'air libre !
Tout en descendant, j'ouvris au hasard une porte et entendis quelqu'un
me dire tout bas, "Oh ! Fais attention, tu l'as réveillé en sursaut !
Saches que depuis que tu es parti de chez nous, il pleure sans arrêt".
Et tout à coup, ce fût comme si, par l’intermédiaire de cet enfant
éploré, mon être se vidait dans cette pièce obscure, de toutes les
larmes de son corps, en pleurant sur toute la misère du monde.
Je
refermais tout doucement la porte des souvenirs d’enfance et descendis
encore un peu, arrivant au plus bas, au fin fond des sous-sols. Tout le
reste de l'immeuble était vide et désert et il aurait fallu ouvrir, une
à une, chacune des portes pour retrouver à l'intérieur de chaque pièce,
un peu de mon passé.
Tout en bas de l’immeuble, je trouvais enfin une
autre pissotière et commençais à uriner abondamment. Près de moi, sur
des sortes de quais encore plus sombres que le reste de l'immeuble et
débouchant de tunnels comme dans un métro, je vis alors sortir des
cortèges de gens déguenillés. Avec eux sur les quais, s'amusaient des
enfants délurés. Je me dis en moi-même en regardant cela : "Mais ça
existe encore ? Tout ça est là, toute cette misère noire existe donc
vraiment, toutes ces manifestations ont encore lieu quotidiennement,
pour déjouer et secouer le joug des oppresseurs".
Je voulus aussitôt me
mêler à ce flot ininterrompu de personnes en colère, tout en me disant
que j'avais de mon coté, la chance de connaître parfaitement les lieux.
Mais la foule
hurlante prenait la direction qu'elle désirait et de l'autre coté
venait déjà une deuxième file, une file dans laquelle au bout d'un
certain temps, je reconnu enfin mon double féminin. Mais un double
miroir, comme navrée de me retrouver là.
Elle me prit doucement par le
bras et m'amena à l'inverse de la direction prise par la foule. Nous
nous retrouvâmes aussitôt à l'air libre en train de nous promener
heureux et insouciants sur des chemins bordés d'arbres entièrement
couverts de litchis et de mangues, sur des chemins indiens, beaux et
poussiéreux. Soudain ma compagne me dit "Oh ! Regarde qui vient vers
nous, ce sont-là nos amis de toujours !" et elle disparut une nouvelle
fois, tout en allant à leur rencontre. Je pestais et courus derrière
elle, mais elle était à nouveau déjà loin.
A la fin de ce songe d’une nuit de jeunesse, je me retrouvais seul
auprès d'un kiosque à musique en train de chercher l'issue qu'il
fallait donner à cette étrange histoire. C'est alors que me réveillant
en sursaut j’entendis quelqu’un me chuchoter doucement à l’oreille
qu'il était grand temps d'accepter ma folie. Qu’en définitive sur
terre, tout n’était que folie pure et qu'il fallait, une bonne fois
pour toutes, que chacun accepte cette folie de tous les jours.
Car on
se trompe toujours, on est toujours trompé. On croît être là et on est
peut être ailleurs, on pense exister et « peut’êt ben » qu’en
définitive, on n’existe pas vraiment.
Et quand sur cette terre obscure et toute cabossée, je me suis enfin
réellement éveillé à la vie des humains, j’ai vu alors des mecs pleurer
un peu partout, devant une foule d’enfants dénudés, des enfants
dépenaillés, qui leur tendaient la main en leur faisant l’aumône.
J’ai
vu des trains entiers crouler sous le poids des minots et ployer sous
leur charme.
J’ai lu des aventures dans leurs yeux de gamin, une envie folle d’aller
voir ce que disent les autres, une envie d’échapper à cette vie
fantôme.
J’ai vu des pieds en sang, marcher sur le corail.
J’ai vu au même
endroit, de vieux seins décharnés, essayer de calmer les maigres
inquiétudes de nouveaux-nés grelots.
J’ai vu de sombres sourires me cerner d’amertume, guider mes illusions
dans d’ignobles réels, faire aller nos oublis là où il y a du risque.
J’ai vu des yeux hagards essayer de survivre en imposant aux autres des
visions du passé.
J’ai vu dans cet écrin de verdure incendié, sombrer nos premiers
compagnons, les animaux sauvages.
Sur les voies du désir, j’ai vu crever des anges, remonter des relents
aux ternes certitudes.
J’ai engrangé aussi un peu partout, des tonnes de boniments velus,
entendu des concerts de craquelures vides, testé les impostures, ignoré
les ragots, suspecté les envieux.
Le long des marigots, j’ai cru en ces désirs, j’ai cru ces souvenirs,
emmagasinant continuellement avec les autres des objets affectifs,
compilant avec eux les terribles épreuves.
J’ai vu pleurer l’espoir,
s’effondrer nos regards. J’ai vu pourrir l’exode.
J’ai vu des échéances arriver en retard, se vautrer dans l’extase de
nos tendres lieux dits, s’ouvrir des perspectives le long des
habitudes, profiter des états où nous étions soumis pour exsuder
l’histoire des remords de ce monde - Photographies de zooms aux allures
défaites – J’ai désiré la mort pour aller de l’avant.
J’ai alors décidé de laisser mon âme sur le bord du chemin pour que les
autres sachent qu’elle était en avance de deux heures et demie.
Je me suis enfoncé au plus profond du doute, ensemençant mes mots
d’appels désespérés. J’ai essayé de dire que l’amour a un nom, que le
charme nous cerne.
Le soir dans les embruns, j’ai assagi tes peines, lancé de vains
regards au large de tes craintes, bercé tous nos soupirs de vagues
liens difformes pour attendrir cette ode, aux odeurs d’immédiat.
J’ai résolu mon âge en soufrant avec eux. Porté mes oripeaux, déplacé
mes erreurs. Et au bout du chemin, j’ai découvert l’étrave de ce bateau
coulé par un destin étrange qui fait pousser la vie sur des tas
d’excréments.
Dans d’étranges lueurs, j’ai glané mes acquis. Dans d’étranges atours
j’ai puisé l’avenir. Dans des
formes diffuses, j’ai inventé mon sort, cueilli des éphémères, attrapé
des zébus pour prouver mon courage à contraindre demain.
J’ai soutiré du rêve, bu des litres d’extase, identifié mes tares à
tout ce qui m’entoure – longues détentes aux repères absents – Ah ! La
béatitude de l’amour religieux. Soutenir ces excès au nom d’une mer
morte, faire la charité pour tenter de donner enfin un sens divin à
cette pauvre épreuve qu’est la vie des rameurs.
J’ai alors suspecté mon être, d’être de leur coté, d’entretenir la vie,
cette étole des gueux, ce nuage de ruines, cette amplitude folle qui
nous dit au revoir à chacune des pauses que nous faisons pour taire ce
qui va arriver.
Dans des relents de mort, j’ai étudié mon sort. Dans des relents de
foi, j’ai pleuré mon absence, décousu le voyage pour enfanter l’espoir,
tenté de colmater les brèches, absorbé le ciel bleu, fui sans arrêts
ces haltes qui nous faisaient l’aumône, pour cerner de mes doigts le
cou de l’injustice, écraser cette glotte qui criait des jurons contre
les cimetières aveugles de leurs peurs.
Sur de puissants bateaux, j’ai essuyé au large des tempêtes terribles.
Pourtant je n’ai jamais autant souffert qu’assis au fond de ce wagon.
Et cependant, mes amis, malgré toutes ces peines, c’est dans cette
vallée perdue, près de cet océan de larmes, que j’aime encore aller
flâner. Je dois être un peu maso dans le fond.