Que
faisiez-vous pendant ce temps ?
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PREFACE
A tous les gens qui souffrent de leur impuissance à changer quoique ce soit dans le destin du monde
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(...
) Un drap recouvre entièrement son corps raidi.
Pourtant je vois, sous le linceul, son visage blafard, son visage qui
sourit. Mais ah! Ce n’est plus désormais le même sourire. Maintenant
qu’il est mort, il a perdu le sourire de Yorrick. Ce sourire là est
heureux, et je sais que c’est à moi qu’il est destiné, comme un signe
fraternel, comme un message d’espérance.
Et puis...Comment cela est il survenu? Comme en songe. En songe il n’y
a pas de comment. Maintenant j’étais un de ces hommes. Je ne le suis
pas devenu: je l’étais. Depuis toujours. Je n’étais plus ce spectateur
qui tantôt les regardait avec une pitié pétrifiée. Je ne l’avais jamais
été. J’étais seulement un de ces hommes là. Je traînais ma charge comme
eux et mon corps en ruine, comme eux. Je n’avais pas d’autres souvenirs
que ma fatigue et ma douleur. Pas d’autres souvenirs que ceux qui
s’étaient inscrits, jour après jour, que ceux qui s’inscrivaient,
d’heure en heure dans ma chair. Tout ce que j’avais de conscience se
ramenait en ces deux points: celui où ma charge déchirait ma peau,
écrasait l’os, celui où mes entrailles me semblaient devenues si
lourdes qu’elles pesaient sur le bas ventre à le rompre.
Si j’avais un désir, c’était seulement le désir intarissable,
interminable, le désir seulement de me coucher et de mourir.
Mais je savais, d’une science d’animal, d’une science de cheval dans
ses brancards, que je ne pouvais ni me coucher, ni mourir.
Car l’homme
n’est pas seul dans sa peau, il y loge une bête qui veut vivre et
j’avais de longtemps appris que, si j’eusse accepté avec bonheur que la
trique des hommes noirs me tuât sur place, la bête, elle, se relèverait
sous les coups, comme la souris à demi morte, les reins brisés, tente
encore d’échapper à son tortionnaire.
Je le savais et cela rendait mon atroce fatigue et mon atroce désir
encore plus atroces et cruels.
Et si au fond de ce puits, au fond de cette inépuisable géhenne, si au
fond de cette hébétude déchirée j’avais une pensée - s’il me restait un
sentiment - c’était l’amer crève c½ur, c’était le déchirement, c’était
le désespoir désert et glacé de savoir que des gens, par le monde, des
Hommes comme nous, avec une tête et un c½ur, connaissent notre
expérience et notre vie, et qu’ils mènent leur vie à eux, leurs
affaires d’argent, d’amour et de table, qu’ils avancent chaque jour
parmi les choses et dans le temps sans nous consacrer l’obole d’un
souci.
Et que même il en est d’autres, oui, qu’il en est d’autres, qui
parfois songent à nous - et que cette pensée fait sourire.
Vercors "Le silence de la mer" Novembre 1943